LIBÉRATION, Claire Devarrieux, jeudi 5 juin 2014


« Filles d’Écosse : une saga féministe de Fiona Kidman sur le peuplement de la Nouvelle-Zélande »

« Le Livre des secrets, de Fiona Kidman, fait franchir à ses personnages leur lot d’épreuves, tempêtes en mer, accouchements solitaires, épidémies, famine. C’est d’abord l’histoire d’une pérégrination, depuis l’Écosse austère jusqu’au doux climat de la Nouvelle-Zélande. Départ en 1817, arrivée en 1853. Entre-temps, un séjour d’une trentaine d’années sur l’île canadienne du Cap-Breton (Nouvelle-Ecosse), et un épisode australien.

Aux hommes le monde, aux femmes la maison. Et à l’écrivain le don de les réunir. Les femmes dépiautent les anguilles et les hures de cochon, ravaudent, remplument, tissent et remplissent. Les hommes construisent les églises comme des bateaux. On appelle l’Homme celui qui les guide vers les terres promises, pasteur autoproclamé de sa propre communauté. Il s’appelle Norman McLeod, et il a réellement existé. Il prêche, il enseigne, il juge, tour à tour leader avisé capable de tenir tête à un capitaine qui foncerait sans sa détermination vers le naufrage assuré, et despote pervers prompt à punir dans la plus grande iniquité les coupables par lui seul désignés. Dans la morale qu’il édicte, les manquements se rencontrent le plus souvent chez les pécheresses : la religion des normanistes n’est pas d’une folle originalité. Tyran domestique auprès d’une épouse épuisée – mais pas si insignifiante qu’il y paraît – qui lui donne dix enfants, McLeod est le chef adoré d’un groupe de braves fermiers qui préfèrent le laisser penser à leur place, et risqueraient beaucoup pour unir leur famille à la sienne.

Lui tenant tête, et le payant très cher : rien que des femmes. Qui d’autre ? Pour commencer, Isabella. Elle est une fille de bonne famille qui se retrouve à épouser malgré elle un pauvre boiteux. Leur union s’avère mariage d’amour, mais la vie ne s’arrête pas là. Isabella doit à McLeod de ne pas mourir, et de souffrir chaque fois davantage. Des origines londoniennes de cette première héroïne, il subsistera des chandeliers en argent, et des manières de lettrée. Isabella porte le thème de l’intelligence rebelle, cependant que sa fille, la sévère Annie, incarne le respect des traditions dans ce qu’elles ont de plus obtus, de plus décourageant. À son tour, Annie a une fille, Maria, née en 1878, douze ans après la mort de l’Homme.

C’est avec Maria, en 1953, que Le Livre des secrets s’ouvre et se termine. Depuis 1898, année où elle est tombée enceinte, Maria vit seule dans la maison de son enfance, enfermée là par le frère de sa mère. Elle est nourrie, elle peut demander de l’aide si elle y consent, mais elle est bannie. Tout comme sa grand-mère, elle est considérée comme une sorcière. Pourquoi ont-ils encore peur de vous ? lui demande un visiteur de 1914. À cause du plaisir, dit-elle. À l’époque, je trouvais une certaine jouissance dans mes péchés. C’est dans les bras d’un cantonnier à la peau sombre qu’elle a découvert ledit plaisir, mais elle n’avait pas de sentiment pour lui. Il lui apparut qu’elle venait de divorcer de sa propre communauté à cause d’un homme qu’elle n’avait plus envie de fréquenter. Maria est enfermée pendant cinquante ans, cela ne veut pas dire qu’il ne lui arrive rien.

Et puis, elle a en sa possession les lettres et les carnets de sa grand-mère bien aimée, ainsi l’épopée familiale est-elle racontée dans tous ses détours et mystères. Comme dans les autres livres de Fiona Kidman, du moins ceux que nous connaissons en France, Rescapée, et Gare au feu (Sabine Wespieser, 2006 et 2012), il y a des filiations délicieusement compliquées, sinon cela ne s’appellerait pas Le Livre des secrets. En Nouvelle-Zélande, le roman est constamment réédité depuis 1987. Fiona Kidman a passé une partie de son adolescence dans la région où McLeod a conduit les siens, elle a observé les dernières survivances des traditions anciennes. Il y a chez cet auteur, né en 1940, une humanité profonde. Le Livre des secrets est certes une saga. Le sujet en est aussi la perpétuation d’un lien mère-fille difficile, et l’ambivalence du pouvoir. »