LIBÉRATION, Frédérique Roussel, jeudi 10 septembre 2015


« Les Mendelssohn, ère de famille »

« En se lançant dans l’étude de cette famille prolifique, où on trouve un compositeur célèbre, un philosophe majeur ou un banquier d’importance, Diane Meur dresse la carte d’un pays éclairé en même temps qu’elle peint avec brio le roman d’une histoire familiale passionnante.

[…] La Carte des Mendelssohn alterne son vécu à elle et des coups de projecteurs sur certains spécimens : Moses, bien sûr, le banquier Abraham qui lui fait penser à L’Homme qui a vendu son ombre, de Chamisso, en modifiant son nom pour devenir un chrétien parmi les juifs (Bartholdy), mais aussi Joseph, le frère, qui produit une telle descendance qu’il en devient un « bloc Joseph », etc. La parenthèse berlinoise de l’auteure, les dîners amicaux pour tester l’entreprise, les lettres expédiées pour recueillir des traces encore vivaces de l’histoire familiale, les visites sur des lieux ou même la mission, confiée à un ami qui se rend à Jérusalem, de se renseigner sur une descendante nonne. Diane Meur continue à vivre dans les entrelacs, laisse deviner la fin d’une histoire d’amour et ses états d’âme consécutifs. […]

Un lundi matin, le 12 novembre 2012 précisément, Diane Meur descend chez le papetier du coin pour acheter de grands bristols et des étiquettes de couleur. Un immense jeu de patience commence alors sur la table du salon pour spatialiser les multiples enchevêtrements des générations de Mendelssohn. Ainsi du bloc Abraham qui engendre des Italiens, des Suédois, digresse vers le Canada et les États Unis, et même dans le Japon du XXe siècle. Ecrasée par la masse de documents et de protagonistes, perturbée par leur éclatement géographique, elle essaie ainsi de circonscrire. Au fur et à mesure que sa progression dans la famille et dans ses blocs avance, elle ajoute des noms, élargissant encore le plan de ce travail artisanal et titanesque. Dément. Pharaonique. Mauvais pour la santé… note-elle dans son journal, dépassée par la tâche. Mais cette carte va s’imposer comme le creuset spatial du roman. Or pour écrire un roman, j’ai besoin d’être quelque part ; dans une ville antique de la plaine, dans un manoir de Galicie, un micro-duché du Saint-Empire germanique ou du moins le débarras d’un appartement parisien, grenier à névroses et à secrets de famille. La lecture d’Histoire d’une montagne, d’Elisée Reclus, lui donne la clef : le lieu romanesque sera la famille elle-même dans ses différentes strates, avec ses sommets illustres, ses blocs erratiques, ses combes ténébreuses. Le work in progress étalé sur la table du salon –sorte de « carte IGN », plaisante son éditrice – fournit une représentation concrète d’une temporalité de plusieurs siècles, embrassable d’un seul coup d’œil. La famille Mendelssohn vue comme un espace, et elle penchée dessus.

En descendant le fleuve, Diane Meur semble avoir réveillé les morts, les méconnus, les laissés-pour-compte, s’attachant forcément à certaines personnalités. Une rêverie l’amène dans l’arène de la parentèle, au cours du seul chapitre sans doute de pure fiction : tous les descendants de Moses sont réunis dans une assemblée générale transgénérationnelle de plus de 700 personnes, qui s’évanouira au chant du coq. Une rébellion se fomente de la part de quatre descendantes qui en ont assez de n’être que des dates de naissance, des êtres de papier. C’est inacceptable !

C’est sans doute là que vibre le plus le goût de l’auteur, quasiment maternel, pour les personnages historiques enfouis. À la différence de l’algorithmique et minutieux La Vie mode d’emploi de Georges Perec, elle revendique le fouillis et le hasard. Les sarments contemporains de la descendance de Moses ont parfois peu à voir avec leur source. Un monde tout au long du chemin s’est dessiné, pétri par les secousses de l’histoire, avec une portée si universelle qu’on peut en venir à se dire parfois que nous sommes tous, quelque part, des Mendelssohn. »