LIBÉRATION, Frédérique Roussel, samedi 25 février 2023


«Les Ravissements», village de damnés
Fléau et surnaturel en Irlande du Nord, par Jan Carson.

Hannah s’est levée pour aller aux toilettes, un peu à tâtons, quand elle découvre Ross McCormick dans la baignoire. Son camarade de classe semble cinq ou six ans plus âgé que d’habitude. Surprise, elle se retient de hurler. Chez les Adger, on reçoit peu, surtout en pleine nuit. « Ses parents ne sont pas portés sur les visiteurs. Quand ils en reçoivent, ce sont des gens de leur groupe qui viennent pour étudier la Bible. Ils arrivent à une heure fixée d’avance et s’attardent rarement au-delà de 22 heures. C’est une maison très bien ordonnée. La famille d’Hannah ne fait pas de bruit ni de manières. Un garçon dans la baignoire à 4 heures du matin, ce n’est pas du tout leur style. » Cet été 1993, à Ballylack, en Irlande du Nord, de drôles de choses se produisent. Le lendemain de l’entrevue de la salle de bains, Hannah apprend que Ross, 11 ans comme elle, a rendu l’âme à l’hôpital. Un à un, tous les gamins de la même classe de primaire succombent à un mal inconnu qui les défigure. Un à un, ils reviennent lui parler quelques heures après leur décès, échangent quelques mots avant de disparaître. Le troisième roman de Jan Carson a cette même ambiance surnaturelle que les Lanceurs de feu, traduit en 2021. « J’utilise des éléments magiques comme une sorte de choc pour inciter les gens à se réveiller », expliquait-elle alors à Libération.

Avant l’hécatombe, Ballylack ne se distinguait pas des villages ruraux du coin, avec son pub, son épicerie, ses six églises et, pour les enfants, une école primaire et un collège « vulgaire enclos de passage avant de les envoyer direct tordre le cou aux poulets d’un élevage en batterie ou travailler à la ferme de leur papa ». La Nord-Irlandaise Jan Carson s’est inspirée de sa région d’origine et du milieu fondamentaliste protestant dans lequel elle a grandi, avec un père impliqué dans l’Eglise presbytérienne. Elle n’avait pas le droit à grand-chose, à l’image de sa petite Hannah. « Interdite de cinéma. Pas le droit d’étudier les dinosaures parce qu’ils ne sont pas aussi anciens que l’affirment nos livres de science. Laissée à l’écart faire du coloriage chaque fois qu’il se passe quelque chose d’incorrect. Comme d’aller à la pantomime en ville. Ou chanter des chansons des Beatles à la chorale. » La prière et la dévotion rythment le quotidien des Adger, Dad, Mum, Granny et le grand-père adoré, le seul un peu rock, qui fume en cachette et n’évite pas le pub.

Cancans malsains

A la différence des Lanceurs de feu, à la structure plus éclatée dans un Belfast en proie aux violences de l’été 1998, les Ravissements a une texture dense, minutieuse, qui rend compte des diverses atmosphères familiales face au drame. La situation se suit au jour le jour à travers les yeux d’Hannah, la seule miraculeusement épargnée par l’étrange épidémie, mais jusqu’à quand ? Ballylack tourne à la cocotte-minute, avec les cancans malsains de la vieille Mrs Nugent, l’arrivée de Seán Donnelly, un gestionnaire de crise «du Sud» qui vient enquêter sur les origines du mal et dont tout le monde se méfie, jusqu’au semblant de milice qui se forme. Jan Carson, subtilement, joue différentes parties en une seule.