LIBÉRATION WEEK-END, Frédérique Roussel, samedi 10 septembre 2016


« Le monstre de Cloonoila : Un double de Karadzic secoue l’Irlande, par Edna O’Brien »

« […] Cette Irlande encore confite et traditionnelle, au point d’en être tendrement drôle, c’est bien celle d’Edna O’Brien, l’écrivain de bientôt 86 ans, exilée depuis longtemps à Londres. C’est une Irlande des paysages en clair-obscur, à la nature ondoyante en phase avec les saisons et les cœurs, décrite d’une patte douce et précise. Son décor a été si intériorisé. Mais pour la première fois, Edna O’Brien introduit un élément puissamment allogène. Dans Fille de la campagne, son livre précédent, mémoires titrées en écho à son tout premier roman Filles de la cam- pagne (1960), elle racontait que Norman Mailer, rencontré à New York, lui avait dit : « T’es trop intérieure, c’est ça ton problème. » Ce jugement à l’emporte-pièce a sans doute parfois hanté cette grande dame racée et flamboyante. Si dans Les Petites Chaises rouges, il est question d’ »inté- rieur », de l’amour d’une Bovary irlandaise (insaisissable, comme un duvet de chardon) pour l’homme qu’il ne faudrait pas, le roman se saisit aussi de quelque chose de plus vaste, d' »extérieur », de politique. […] Jusque-là, le roman a emporté dans un conte pastoral, attentif à une poignée de personnages, aux menus événements de la bourgade, un ensemble merveilleusement troussé de main de maître(sse) auquel s’ajoute un soupçon grandissant de tension. […]

Le lecteur apprend tôt que Vlad n’est pas ce docteur bienveillant et romantique que les ouailles de Cloonoila veulent bien croire, mais un criminel de guerre, double fictionnel de Radovan Karadzic […]

Vladimir Dragan est l’homme le plus recherché d’Europe. C’est une sorte de vampire, tueur de masse, un loup sanguinaire […].

Dans la deuxième partie, Edna O’Brien confronte Fidelma à la terrible réalité de la société des déclassés. […] Pour Fidelma, qui a appris en même temps que tous les habitants l’identité monstrueuse de son amant, le monde s’est effondré. Rongée par la honte, Fidelma s’exile à Londres, trouve un job de femme de ménage, vivant avec d’autres réfugiés. Dans une veine sociale, l’auteur la plonge dans le bouillon de la misère psychologique et physique des migrants. […]

Edna O’Brien s’était déjà emparée par la bande de sujets politiques, la guerre en Irlande du Nord, et exploré des faits divers comme dans Tu ne tueras point (1996) sur l’histoire vraie d’un inceste. Dans Les Petites Chaises rouges (référence aux commémorations du début du siège de Sarajevo, le 6 avril 2012 : 11 541 chaises rouges, une pour chaque victime, avaient été alignées sur la grande rue de la ville), elle a voulu toucher du doigt la complexité du rapport au mal. Comment Fidelma a-t-elle pu s’enticher d’un monstre ? Comment celui-ci peut-il séduire et continuer à vivre tranquillement après avoir causé la mort de milliers de personnes ? Qu’est-ce qui crie aujourd’hui et que nous n’écoutons plus ? En funambule aguerrie, Edna O’Brien a mis dans ce roman toute la dextérité de l’expérience, jouant à saute-mouton avec la narration pour un prisme plus large – le je, le il, le nous –, décrivant des rêves, monologuant, chantant et déclamant des poèmes.

Aventurière, encore, Edna O’Brien a forcé l’accouplement de l’intérieur et de l’extérieur. « C’est la maison qui offre », fit le barman, qui posa un verre de vin devant elle et se retira. »