LIVRES HEBDO, Laëtitia Favro, septembre 2023


Un homme extraordinaire

Renouant avec sa ville natale, Robert Seethaler entremêle les destins de héros du quotidien, dans une Vienne encore marquée par les stigmates de la guerre.

Vienne, fin de l’été 1966. Dans le quartier populaire des Carmélites, les décombres de la guerre laissent peu à peu la place à « une ère nouvelle » qu’annoncent les journaux dans lesquels les poissonniers emballent les ombles et les truites du Danube.
Gagné par cet optimisme, Robert Simon décide, après sept ans passés sur le marché, de devenir son propre patron le jour où il apprend que le café du coin est à vendre. Sombre et mal entretenu, l’établissement se défait de sa patine et retrouve son lustre grâce au jeune homme, à sa serveuse Mila et aux habitués qui l’imprègnent de leur personnalité.
Maître portraitiste, Robert Seethaler les croque en quelques coups de pinceau et parvient, en quelques mots, à les rendre familiers au lecteur. Ainsi fait-on la connaissance de Johannes Berg, le boucher qui suggère à Simon de laisser son café sans nom ; de Rose Gebhartl, qui se rêve en femme du monde mais laisse les hommes régler l’addition avant de repartir à leur bras ; de René Wurm, catcheur au nez cassé et cœur tendre épris de Mila ; de Micha le peintre coureur de jupons entretenu par Heide la crémière ; du vieux Georg ; et d’Annie Stanjko, que précède sa réputation de bon à rien mais auquel Simon tente de redonner sa chance.
La valse des saisons apporte son lot de joies et de drames. Si les affaires de Simon sont florissantes, il n’oublie pas pour autant ce qu’il doit à son ancienne logeuse, une veuve qui l’a toujours encouragé. Pour le jeune homme qui a grandi dans un foyer pour orphelins, son café est l’emblème de sa réussite. « C’était pénible, c’était usant, mais chaque fois qu’il tentait de s’imaginer une vie différente, il arrivait à la conclusion qu’il ne s’était finalement pas si mal débrouillé de la sienne. » Peut-être ne manque-t-il à Simon qu’une âme sœur pour être pleinement heureux.
En empathie avec ses personnages, Robert Seethaler exprime leurs espoirs et leurs doutes face à l’avènement d’un monde nouveau. Derrière l’apparente simplicité de son intrigue, Le café sans nom saisit les mouvements, les inflexions et les sinuosités qui constituent le sel de l’existence. En esquissant la trajectoire d’un homme ordinaire, ce récit nous rappelle que, quels que soient nos efforts pour lui donner une direction, notre destinée se dérobera toujours à notre volonté.