LE MATRICULE DES ANGES, Martine Laval, février 2023


Hautes enfances

Dans un récit soyeux et ondoyant, Michèle Lesbre célèbre des moments enfuis, voyages et livres, comme pour mieux réinventer la vie.

Dans ses « nuits inquiètes », Michèle Lesbre laisse venir à elle des images, des instants du passé qui resurgissent presque intacts. Ses souvenirs prennent vie comme ces parties de pêche près d’un petit étang avec son grand-père Léon, « chacun sa canne, chacun ses rêves ». Et puis le silence, la nature, toute cette enfance qui revient comme un boomerang et qui pourrait ressembler de près ou de loin à d’autres enfances. Avec La Furieuse, rives et dérives, l’autrice abandonne le roman pour le récit autobiographique, un genre de prose où il fait bon se glisser entre ses mots, s’aventurer avec elle sur des chemins inconnus, et même flâner serein au rythme doux de sa respiration tant on a l’étrange et formidable impression d’être chez soi, dans ses propres souvenirs alors même que l’on a pas eu la chance d’avoir un grand-père Léon !
Cette femme qui aujourd’hui écrit dès les premières lignes de son récit « j’ai dix ans et pourtant je suis vieille » renchérit un peu plus loin : « Les petites filles ne désertent pas le corps des vieilles dames ». Non, elles sont toujours vives, prêtes à croire à la beauté, à l’amour, à l’écriture. Michèle Lesbre, cette « vieille dame , permet à chaque lecteur de retrouver une part son enfance, cette chose à jamais inachevée. La Furieuse, petite rivière du Doubs, mais aussi la Seine, ou la Loire, lui donnent force et tempo pour déambuler, remonter le temps qui passe, mêler voyages et lectures, paysages et écrivains, tous auteurs d’ouvrages « dont la compagnie me porte et m’accompagne ». Trieste et Claudio Magris ; La Havane et Hemingway ; Turin et Pavese ; la Sibérie et Dostoïevski ; quelques écrivains promeneurs, Henri Calet et son Italie à la paresseuse, l’Américain Edward Abbey dont le En descendant la rivière est « un vertige ». Et puis un matin – il n’y a pas de hasard, que des coïncidences – Michèle Lesbre ouvre Une rivière verte et silencieuse, un roman ténu et fragile comme seul Hubert Mingarelli savait les écrire : « L’émotion est grande, ce n’est pas la vieille qui le lit, c’est la gamine que j’étais au pays du petit étang. » La littérature ou l’art de créer des souvenirs communs… Quand l’autrice de La Petite Trotteuse  se confie, c’est avec tact et pudeur. Elle sait imaginer une empathie aussi généreuse que réservée. Quand elle ouvre pour nous ses carnets dans lesquels voyages et lectures vont de front, c’est pour nous inviter à la pensée, la concentration, à une sorte de recueillement proche de l’épure : « L’écriture est devenue peu à peu ma maison, très jeune. J’y habite seule, j’y ai toujours habité seule, même en famille, même auprès d’un homme aimé. Le silence ne me fait plus peur. » Quelques pas plus loin, cet aveu en forme d’espérance : « j’écris comme on s’échappe, pour un retour à un monde possible, un appel à l’enfance, ce qui reste en moi de sa lumière. »
Michèle Lesbre, l’amoureuse du monde, dit que sa bibliothèque est en « désordre ». Qu’en quelque sorte, tel jour, telle heure, c’est le livre qui la choisit, qui vient à elle. Clin d’œil magique. C’est aussi ce que pense Alberto Manguel dans sa Bibliothèque, la nuit. Les livres sont vivants. La preuve : celui de Michèle Lesbre réconcilie avec la vie.

Martine Laval