MEDIAPART.FR, Dominique Conil et Nicolas Serve, mercredi 29 janvier 2014


« Duong Thu Huong, la rage d’écrire »

« Avec Les Collines d’eucalyptus, la grande romancière vietnamienne clôt un diptyque sensuel, frontal, cru. C’est un regard aussi acéré qu’amoureux sur le Viêtnam, retraçant le destin d’un adolescent fugueur. Et quand elle parle, la combattante surgit aussitôt. […]

Alors même que paraît son dernier livre, Les Collines d’eucalyptus, la promotion littéraire d’usage semble, pour elle, un souci mineur. Parler du Viêtnam est plus urgent. Et d’ailleurs, au travers de ses romans généralement consistants – souvent autour de 600 pages, 770 pour celui-ci, avec marges réduites – de ses narrations ambitieuses, des destins particuliers qu’elle retrace, parle-t-elle jamais d’autre chose ? Les amours de ses héros et héroïnes, contrariés, détruits, impossibles, sont autant de révélateurs d’un pays en état de double bind, contrainte de la tradition et contrainte d’un régime caricature de lui-même, pratiquant la libéralisation économique mais l’autoritarisme politique. […]

Le livre s’ouvre sur la description d’une prison loin de tout, en pleine jungle, prison minérale, verticale et suintante d’humidité, où survivre est déjà beaucoup, rester humain, improbable. Ici, on tue pour six crevettes d’eau douce, un père incestueux vit pire que la mort, une quasi-mort répétée, et lorsqu’on entend, de l’autre côté du ravin, les tirs d’une exécution capitale, il s’agit parfois d’une jeune femme dont l’histoire terrible s’insère dans le récit. Un lieu comme tous les goulags du monde, avec ses particularités locales. […]

Du bonheur fragile et un peu falsifié, à la chute et jusqu’à la rédemption, il y a quelque chose d’un roman russe dans ces collines d’eucalyptus que le jeune Thanh fréquente, loin de chez lui, lieu reposant et parfumé, trompeur puisque l’éden existe au prix d’une terre épuisée où rien ne repousse. Le bouleversement qui va le jeter à la fois dans les bras d’un amant voyou et sur les routes, tient en peu de phrases : J’aime donc Cuong ? Suis-je homosexuel ? Un de ceux qu’on appelle les « enculés » ? J’ai déjà seize ans, pourquoi n’en ai-je rien su jusqu’à maintenant ?

Phu Vuong, l’amant voyou, son emprise sensuelle, son absence de scrupules, seront pour Tranh la fatalité. Il découvre abruptement que dans notre société, duplicité et mensonge sont désormais partout, partout, mais son charme, ses capacités d’adaptation – qu’il soit ramasseur de balles de golf à Dalat ou artiste-coiffeur à Hanoï – toujours lui ouvrent des havres temporaires. […]

Thanh est presque chanceux. Son parcours est jalonné de rencontres, de courages simples, d’amitiés, et même d’amitiés qui passent outre la prison de l’oubli, où tous sont condamnés à des peines de 25 ans, à perpétuité. Par chance, même au goulag, on a besoin de coiffeurs. Pour le personnel du moins.

Et même là, aussi, devant les murs où pullulent escargots et féroces fourmis, il reste des instants rares, brume se dissipant sur les sommets. Duong Thu Huong jamais ne prononce le mot de nostalgie, de celles qui nourrissent de sensations aiguës son texte ; son héros taxe même celle-ci de mal de vieux. À vingt ans, d’ailleurs, il en est atteint, rançon de la fugue, du poids social, du malheur et de l’apprentissage amoureux… »

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