REMUE.NET, Claudine Galea, lundi 11 février 2013


« Juste la vie, une lecture de Michèle Lesbre »

« Quai de métro. Un vieil homme vêtu d’un imperméable beige. Il avait une allure assez délurée malgré la canne et sa voussure. La narratrice pense à son homme à elle, qu’elle s’apprête à rejoindre en Normandie, à l’hôtel des Embruns. Le vieil homme sur le quai a un sourire limpide. Puis il saute. Suit une nuit d’orage. Au propre et au figuré.

La narratrice s’enfuit et passe la nuit dans un Paris que la pluie déchire et réanime. Le saut du vieil homme pourrait être un rêve, tant le récit qui en découle en rassemble les figures, condensation, déplacement, par libre association. Son sourire vous a donné quelque chose qu’il vous faut garder, dira, un peu avant l’aube, un danseur de tango à la narratrice que son errance a conduite dans un café argentin.

À qui parle-t-elle ? À l’homme qu’elle aime depuis des décennies, un photographe qu’elle retrouve régulièrement à l’hôtel des Embruns ? À elle-même ? Parle-t-elle ? Sa tête et son corps réassemblent les moments d’une vie, enfance, mort du père, maladie d’une amie, voyages avec l’homme aimé. Dans le désordre engendré par le saut du vieil homme, un parcours se dessine, doublé de celui que fait la narratrice dans la capitale. Paris est la balise, le lieu où elle revient toujours, dans un petit appartement où un fauteuil l’attend, près d’une fenêtre. Les autres villes, villégiatures forment ces embruns qui éclaboussent d’harmoniques la basse continue de nos vies.

Les embruns sont une pluie fine que forme la vague en déferlant, dit le dictionnaire. Oui, rien que de très légères mouillures, la sueur que font les souvenirs qui perlent à notre peau. Perlent et imprègnent et marquent. Ridules, rides, sillons. Ou encore photographies, cet art du saisissement, où le sujet laisse apparaître ce qu’il n’imaginait pas visible, ou ce qu’il croyait dérober.

Michèle Lesbre a construit une œuvre à l’image de ces lignes fines, de ces entailles, brèches, fissures et failles qui nous constituent et que le quotidien masque ou recouvre. Un accident a lieu et tout s’ouvre. Écoute la pluie est comme un précis de tous ses livres. Sa forme de fugue en rend la musique parfaite. »