REVUE DES DEUX MONDES, Judith Sibony, mars 2024


Il faut avoir de l’audace pour consacrer en 2024 un livre aux saints de l’Église catholique. Celle-ci n’est pas spécialement à la mode, en effet, mais figurez- vous que la question de savoir qui, parmi nos morts, mérite d’être canonisé se pose encore aujourd’hui, avec une intensité immuable, dans des « bureaux » qui lui sont entièrement dédiés aux quatre coins du monde.
Il faut de l’audace pour écrire sur un tel sujet mais il faut aussi détenir cette chose à la fois rare et belle qui fait le charme du nouveau roman de Tiffany Tavernier : la foi. Dans En vérité́ Alice, l’écrivaine ne fait pas comme si l’Église était une institution moralement ou symboliquement infaillible, loin de là. Pas plus qu’elle ne décrit ses dirigeants et ses employés (souvent des femmes) comme des anges dépourvus de défauts ou de ridicules. Mais, au-delà̀ de ce traitement à la fois juste et savoureux, son texte est porté par un souffle précieux qui, bien que difficile à définir, ne manque pas de distinguer ceux qui l’ont : un rapport privilégié à la transcendance ? La confiance en cet « autre » que certains appellent Dieu ? Une douce tranquillité à l’égard de ce qui n’est pas rationnel ? Appelons cette richesse comme on voudra, le fait est que Tiffany Tavernier sait fort bien ici lui donner corps à travers ses personnages : saints historiques fameux ou méconnus, quidams exceptionnels des temps modernes… À commencer par son héroïne, Alice, qui pourrait symboliser, au début du livre, une version dégradée de la simili-sainte d’aujourd’hui : la victime convaincue qu’à force d’amour elle pourra rédempter l’homme violent et manipulateur dont elle subit en réalité l’emprise. Par un double mouvement savamment orchestré tout au long du récit, Alice va peu à peu se découvrir des pouvoirs beaucoup plus intéressants que celui de femme martyrisée, tout en prenant conscience qu’elle ne peut rien pour son misérable compagnon. Ainsi accédera-t-elle peut-être à la sainteté – mais cette question ne saurait être tranchée qu’après la mort. En attendant, puisse cette histoire lumineuse inspirer d’autres femmes sur le chemin de l’émancipation.