TÉLÉRAMA, Marine Landrot, mercredi 8 février 2023


En 2021, ses Lanceurs de feu nous embrasaient avec leur « réalisme magique » comme Jan Carson aime à définir son propre style. L’autrice nord-irlandaise nous livrait alors aux flammes de Belfast, celles d’incendies criminels ravageant la ville, mais aussi celles qui brûlent à l’intérieur des êtres et les maintiennent en vie. Elle nous revient aujourd’hui sous un titre à l’image de l’émotion qu’elle procure, Les Ravissements, avec une écriture tout aussi âpre et féerique, sa manière à elle de s’ancrer dans le réel pour mieux en explorer les échappatoires.

Et quel réel ! Jan Carson a choisi le plus encombrant, le plus actuel, le plus impénétrable : la pandémie, dont elle a ici réduit l’échelle et transformé le cœur de cible. Les « ravissements » désignent les rapts mortels dont sont victimes les élèves d’une même classe, emportés les uns après les autres par une maladie inconnue qui ne frappe que les enfants d’une dizaine d’années. Le mot « ravissements » est aussi à prendre au sens surnaturel du terme, qualifiant les états seconds dans lesquels Hannah, l’une des petites survivantes de la ville de Ballylack, se retrouve plongée à chaque décès de camarade, qui la visite ensuite depuis l’au-delà. Au fil de ces apparitions peu enchanteresses, les sinistres récits des défunts font perdre toute illusion de paix éternelle à la fille de protestants rigoristes qu’elle est. Peu à peu, grâce à ces venues macabres qu’elle doit garder secrètes, et grâce à la complicité clandestinement contestataire de son grand-père, Hannah chemine vers la liberté d’être elle-même.

Jan Carson excelle à décrire les accélérations minuscules et irréversibles de cette évolution souterraine. Elle se place au cœur de la conscience en éveil d’une fillette ligotée par l’histoire de son pays, les principes religieux de sa famille, et maintenant la peur de la maladie. Comment dire la vérité aux enfants, tout en les protégeant ? Comment les mettre en confiance pour qu’ils puissent choisir à bon escient entre parler ou se taire ? Comment accepter l’inégalité des chances et des destinées ? Écrit pendant le confinement, le roman répond à ces questions sans éluder aucun tabou, y compris le plus dérangeant : celui de l’inaptitude à aimer son enfant. Jan Carson aborde ce thème à travers le personnage troublant d’Alan Gardiner, devenu père sur le tard en épousant l’aide-soignante philippine de sa mère en fin de vie. Ogre silencieux pétri de racisme ordinaire, l’homme souhaite que la maladie emporte son fils. Ce sont là les pages les plus fortes d’un livre innervé de non-dits et satiné de lucidité, poignant de bout en bout.