VANITY FAIR, Marc Weitzmann, novembre 2016


« La fureur d’écrire »

Dans les années 1960, ses livres étaient brûlés par le prêtre de son village irlandais. Aujourd’hui, Edna O’Brien est l’une des romancières les plus admirées du monde des lettres. L’écrivain Marc Weitzmann retrace le parcours de cette scandaleuse indocile.

« […] La France a tardé à découvrir Edna O’Brien, dont l’œuvre – seize romans, cinq recueils de nouvelles, des mémoires et une poignée d’essais – n’a commencé à être traduite qu’à la fin des années 1990. Certains livres empruntent au thriller politique […] ou dénoncent les préjugés […]. La plupart ont l’Irlande pour terreau, tous sont écrits avec le même mélange de lyrisme et de brutalité sauvage, « a-romantique », un style immédiatement reconnaissable qui fait d’Edna O’Brien, selon les mots de Roth, « la plus talentueuse romancière contemporaine de langue anglaise ». Ses livres parlent de l’archaïsme des pères, de la résignation des mères, de la rébellion des filles ; de l’amour, de la haine et de la terreur qui unissent hommes et femmes. Du prix que l’on doit payer – les femmes surtout – pour être libre. Autant de thèmes qui ont pu paraître dépassés mais qui résonnent curieusement en ces temps de régression. Voyez-vous, dit Edna O’Brien, la voix douce et rocailleuse, les gens confondent souffrance et masochisme. Plusieurs critiques m’ont accusée de masochisme à cause de mes livres. Mais je suis quelqu’un d’assez fort et j’écris sur des personnages forts. Mes héroïnes vivent des épreuves, c’est certain, mais elles y trouvent leur voie. Elles ne renoncent pas.

Fidelma, l’héroïne de son nouveau livre Les Petites Chaises rouges, s’inscrit dans cette lignée de femmes dont une tragédie va révéler la puissance insoupçonnée. Par son ambition, par l’intérêt constant qu’il porte à notre époque, ce récit est stupéfiant, d’une totale originalité, un extraordinaire roman de compassion et de violence sur le monde en train de se défaire qui est le nôtre.

Il est né d’une apparition : celle du criminel de guerre serbe Radovan Karadzic sur CNN lors de son arrestation en 2008, voyageant incognito dans un autobus en partance pour la mer Noire. C’était la métamorphose la plus remarquable que j’ai jamais vue, dit O’Brien. Les images le montraient vêtu d’une robe noire, avec une queue-de-cheval, une barbe blanche, un cristal de guérisseur. Méconnaissable. Un saint. Il n’avait plus rien du bouffon massacreur en costume militaire qui avait assassiné et fait tuer des milliers de gens dans les années 1990. Pour moi, ça a été le déclic. Après des années passées à écrire sur les relations entre hommes et femmes, sur l’amour, je cherchais depuis quelque temps à témoigner, par la fiction, de certaines des horreurs qui nous entourent, des conséquences de la barbarie et de notre impuissance face à elle comme êtres humains, comme écrivains, comme citoyens. Quand je suis tombée sur ces images fascinantes de Karadzic, j’ai su que j’avais un point de départ.

Le roman s’ouvre dans une atmosphère de conte – un crépuscule, une forêt, la brume, un petit village d’Irlande où surgit le guérisseur en fuite. Karadzic, rebaptisé Vladimir Dragan, devient le gourou des habitants et séduit la naïve et mal mariée Fidelma. L’idylle s’achève avec l’arrestation de Dragan pour génocide à l’instant même où Fidelma se découvre enceinte. De fablelyrique, le roman devient réaliste, révélant, dans un épisode d’une rare violence, son véritable sujet : le destin d’une femme prise dans les filets de l’histoire. Chassée de son village pour adultère, exilée à Londres dans le monde souterrain des réfugiés, survivant de petits boulots, hantée par la haine, la terreur et la honte, jusqu’au jour où elle se rend au tribunal de La Haye pour le procès de son ex-amant. Ce n’est pas la première fois qu’Edna O’Brien parle de violence. Décembres fousLes Victimes de la paix ou Dans la forêt exploraient déjà ce territoire. La violence, y compris la violence politique, résonne en moi de façon particulière. Elle réveille une trreur intérieure qui me vient de loin, de ma constitution psychique et de certaines de mes expériences d’enfant.

[…] Elle rappela [à Beckett] qu’il avait un jour écrit, en préface d’un livre de peintures de l’artiste irlandais Jack Yeats : L’artiste qui joue son être n’est de nulle part et n’a pas de parents.

Que peut-elle penser de cette phrase, elle dont l’œuvre résonne si obstinément de l’écho des murder ballads irlandaises, elle qui ne peut concevoir d’écrire sans l’Irlande mais ne peur rien écrire en Irlande, qui s’est construite dans le rejet de sa famille mais dont la famille hante presque tous les livres ? De mon ascendance, répond-elle, j’ai hérité trois qualités : le talent, car ma mère savait écrire, le désespoir et une furie permanente. Elles ont contribué à faire de moi un écrivain même si, ironiquement, j’ai le sentiment qu’elles m’ont étranglée. C’est un parfait exemple de division intérieure. Ma mémoire nourrit ce que j’écris parce que ce que j’écris est sous-tendu par la rage et la culpabilité.

À ces qualités, elle pourrait ajouter la robustesse et la détermination. Il se dégage d’elle une telle force que l’on n’est pas surpris d’apprendre que, pour écrire son nouveau livre, Edna O’Brien s’est rendue à La Haye, à 84 ans, pour y suivre le procès de Karadzic. Elle a interviewé plusieurs survivants du siège de Sarajevo et, à Londres, des réfugiés d’Afrique, d’Europe et du Moyen-Orient, des gens dont l’un des seuls points communs était de ne pouvoir rentrer chez eux. L’autre, c’est qu’ils sont des fantômes. Ils travaillent la nuit, ils n’appartiennent pas à la lumière du jour.

Qui mieux qu’Edna O’Brien pouvait saisir, comme elle le fait dans Les Petites Chaises rouges, l’univers des réfugiés dans ce monde qui est le nôtre, où la religion, le fanatisme et l’exil reviennent en force ? Vous ne croiriez pas le nombre de mots qui existent pour dire home et la musique sauvage qu’on peut leur arracher, écrit-elle. »