WWW.LACAUSELITTERAIRE.FR, Theoh Ananissoh, vendredi 6 novembre 2015


« Le lecteur, l’heureux lecteur (insistons !) de L’Homme-Tigre apprend dès la toute première phrase du roman que Margio a assassiné Anwar Sadat. Il lira (une demi-douzaine de pages de description calme et méticuleuse) comment Margio a tué (est-ce le mot approprié ?) sa victime. À la fin de ce premier chapitre, Margio expliquera calmement aux policiers que ce n’est pas lui qui a commis cet acte mais un tigre qui est dans son corps. Ce tigre était blanc comme un cygne, cruel comme un chien féroce. Il faut reconnaître à Margio… comment dire ? la bonne foi d’avoir annoncé avant l’assassinat que le tigre en lui avait envie de commettre un meurtre. Ceux qui l’on entendu dire cela à plusieurs reprises, copains ou voisins, au pire ont pensé qu’il manifestait là une haine bien compréhensible contre son père, homme très violent dans son foyer. Mais ce père (Extraordinaire réussite d’un personnage ; sans doute le meilleur du roman de ce point de vue. Un concentré de souffrance et de cruauté. Une agonie humainement grandiose), ce père donc est mort récemment et enterré ; c’est d’ailleurs ce qui a fait réapparaître Margio qui avait disparu du village sans laisser d’adresse. […]
Eka Kurniawan est un conteur minutieux et patient. D’entrée de jeu si l’on ose dire, tout le monde sait qui a tué qui et comment. Au reste, des policiers, du major Sadrah qui arrivent aussitôt sur les lieux, il ne sera plus question au-delà de ce premier chapitre. Toute la suite du roman concernera les temps et les faits antérieurs au meurtre. Un flash-back complexe mais limpide qui couvre plusieurs décennies et développe de nombreux autres personnages. Pourquoi Margio, garçon posé et raisonnable comparé aux autres jeunes du coin, tue-t-il soudain et d’une façon si primitive son voisin Anwar Sadat, homme doux, peintre raté dont le seul « défaut » est d’aimer beaucoup les femmes ? Qui est Anwar Sadat ? Et Margio lui-même ? Qui sont ceux qui les entourent ? Tout et tous seront présentés, exposés, décortiqués. Se dégagent peu à peu deux familles que rien ne rapproche si ce n’est le hasard du voisinage. Mais l’humain et ses actes ne sont jamais simples. De sorte que ce meurtre étonnant de barbarie n’est peut-être pas aussi inhumain qu’il en a l’aspect. Notre présentation grignote déjà le droit et le plaisir du lecteur de découvrir par lui-même. Arrêtons-nous donc ici. Redisons juste que L’Homme-Tigre est simplement une œuvre magnifique, et que la qualité de l’art narratif qui est déployé avec une maîtrise naturelle et paisible est rare. À la fin du roman, le lecteur se retrouve avec un puzzle soigneusement reconstitué. Un long et lent processus imprévisible qui conduit un jeune homme désœuvré jusqu’au meurtre d’un de ses voisins dans une localité mi-urbaine d’Indonésie. Magistral ! »