WWW.LENOUVELLISTE.COM, Arnaud Robert, lundi 10 novembre 2014


« Yanick Lahens, même les invisibles ont un nom »

« C’est comme pour les vins : il y a de grandes années. Le prix Carbet des lycéens. Puis, le Femina, tombé cette semaine. Yanick Lahens n’y croyait pas. […] J’avais le sentiment de cumuler les handicaps. Une femme haïtienne, très loin des intrigues parisiennes, qui propose un roman de la paysannerie. Lahens […] a conquis son monde avec ce roman, Bain de lune dont elle parlait depuis longtemps. Elle qui incarne les derniers reliefs du milieu intellectuel haïtien, femme de la banlieue de Port-au-Prince dont les inspirations littéraires ont plus à voir en général avec la classe moyenne, elle a tenu son pari. Parler des autres de proximité, les invisibles dit-elle très vite […].
La littérature haïtienne, objet métropolitain par excellence, nourrit de ce fantasme depuis ses origines : traiter de l’essentiel de l’île, sa culture rurale ; le pays en dehors. […] Je voulais parler de la majorité de mon peuple, mais en tentant d’éviter les chausses-trapes, la fascination obligée pour un univers bucolique. Ce qui m’intéressait, c’étaient les stratégies de survie, la manière dont les paysans tiennent la modernité à distance, comment ils se replient et, oui, comment ils pratiquent l’art d’être invisibles.
À distance de l’ogre de Port-au-Prince, de cette république en soi qui a fini par résumer l’idée même d’État, Yanick Lahens traite en réalité du marronage, cette tactique de résistance par l’exil intérieur qui définit, mieux qu’aucune autre formule, l’identité haïtienne. Bain de lune  est un roman américain. Un roman de la documentation, du reportage, elle est allée sur le terrain, souvent, pour y bâtir une histoire qu’elle situe notamment en marge de l’occupation des Marines au début du xxe siècle. Elle a observé le vaudou […], elle ne s’en sert jamais comme d’un folklore ni d’un charisme. Mais comme d’une seconde peau poétique qui recouvre toute chose dès que l’on sort de Port-au-Prince. Et puis, elle a choisi des noms.
Tertulien Mésidor. Olmène Dorival. L’onomastique caraïbe à son apogée. Le labyrinthe des racines et des transports, des hiérarchies aussi, dont les noms sont les prémices. Yanick Lahens choisit des noms et des lignées, trois générations jusqu’au drame. La quête des sources, dans un pays montagneux où des torrents boueux arrachent jusqu’au dernier plant. Elle décrit sans gaucherie les scissions entre les possédants et les possédés […]. Lahens n’abuse ni des mots, ni des couleurs locales. Ils viennent par surprise. On se prend à replacer le roman dans son contexte. Parce que, en fait, il dépasse ses propres frontières.
En invoquant la paysannerie haïtienne, Yanick Lahens rend voix au chapitre à ceux dont l’écho ne dépasse pas, en général, les mornes où ils se cachent. Dans ce roman des marges, la romancière nous parle à nous, occidentaux, aux majorités muettes. […] Lahens a pensé à ceux qui ne partaient pas, qui n’y songeaient pas ou qui en étaient incapables. D’où l’étonnante profondeur émotionnelle de son roman.
[…] Yanick Lahens, depuis ses premiers romans, anime le petit souffle intranquille de son écriture. Elle construit ses phrases et ses personnages avec rigueur et patience. Elle n’a le geste ample ni des réalistes ni des magiciens. Sa musique est un étroit chemin caillouteux qui vous saisit par inadvertance. Et de ce siècle traversé, des terres vendues et achetées mille fois, des champs annexés, dénudés des ces friches dont personne n’a plus intérêt à ce qu’elles donnent, l’écrivain extrait l’indiscutable persistance.
[…] Bain de lune n’est pas un roman dont on cherche la thèse. Il est, comme toujours chez Lahens, l’espace des intimités. Mais, au détour des intrigues enchevêtrées, se dessine aussi le récit d’une dépossession, d’une mise à sac. Il s’achève, comme chez Garcia-Marquez, par une généalogie des personnages. Comme s’il ne fallait pas chercher dans l’irréductible tropical une cause au tourment d’Haïti, mais dans l’enchaînement, précis, déterminé, des causes et des conséquences, des décisions extérieures et des pouvoirs intérieurs. Si les paysans de Lahens sont invisibles c’est que certains l’ont voulu ainsi. »