ZIBELINE, Fred Robert, samedi 10 février 2018


« Haiti, bèl péyi »

« Bèl plaj, bèl moun… Loin de la carte postale idyllique, des anses turquoise et des haies d’hibiscus, Yanick Lahens brosse sans relâche le tableau de la réalité haïtienne. À cette ancienne professeure de littérature et journaliste, à cette militante acharnée contre l’illettrisme, pour la mémoire de l’esclavage, pour le développement culturel et durable de son île, le roman offre un espace privilégié où sonder Haïti comme elle va, où refléter sa complexité. Après le splendide Bain de lune (prix Femina 2014), la voici de retour avec Douces déroutes, dont le titre en dit long sur les paradoxes d’une île « qui n’en est pas une, mais juste la moitié d’une et qui, pourtant, fait autant parler d’elle qu’un continent ». Et si l’histoire commence par une mort annoncée, dont on apprendra les détails et les auteurs à la fin du récit, elle ne s’en tient pas à cette trame vaguement policière. Loin de là. Après la mort du juge Berthier, ce sont ses proches que l’on suit. Des jeunes, sa fille Brune, maîs aussi ses amis ou des voisins, ainsi que Pierre son beau-frère, parmi d’autres. En une succession de brefs chapitres qui filent à fond de train, comme Mackenson au volant de sa moto, car « ce qui a poussé sur cet asphalte fertile, c’est une inclination à oublier la mort ». La mort, elle est pourtant partout. Alors on chante pour l’oublier, on fait l’amour, on écrit des vers, on manifeste, on rit beaucoup aussi car « ici rire est une esquive, la plus douce de toutes. Pour regarder l’amer et le sombre. […] Rire pour aplanir le monde et avancer comme dans un songe ». Le récit au présent multiplie les points de vue, mêlant le « il/elle » et le « je », dans un flot auquel on s’abandonne volontiers, car il est le vibrant instantané d’une réalité aux multiples facettes, dans laquelle Yanick Lahens, sans commentaires, nous plonge. Certains ont choisi de réussir, quels qu’en soient les moyens. D’autres préfèrent ne pas se soumettre, au risque de leur vie. D’autres décident de partir. Yanick Lahens ne juge pas, elle montre la dureté des existences, mais aussi l’intense vitalité de la jeunesse haïtienne et de son île, « Haïti la à-jamais-foutue, mais qu’on n’arrive pas à achever ». Un roman haletant, qu’on regrette presque d’avoir lu si vite. »