LE MONDE DES LIVRES, Florence Noiville, vendredi 18 décembre 2020


Ce genre de petites choses : le cas de conscience de Claire Keegan
Sur le scandale des filles-mères exploitées par des sœurs catholiques, l’écrivaine irlandaise livre un superbe roman ciselé. 

« Cela faisait huit ans, depuis A travers les champs bleus (Sabine Wespieser, 2012), que Claire Keegan n’avait plus réapparu sur les tables des libraires. Et Dieu sait si la subtile Irlandaise manquait à ses lecteurs fidèles. De leur patience, ceux-ci sont aujourd’hui récompensés. Voici un récit splendide, cristallin. Pur comme une gemme, aurait-on envie d’écrire, si l’image n’allait de pair avec celle de l’ornement. Or, si tout est beau chez Claire Keegan, rien n’est écrit pour « faire beau« . L’écrivaine connaît l’art de ciseler juste ce qu’il faut. Ne quid nimis.

Trois phrases lui suffisent, par exemple, à nous précipiter dans le rude hiver irlandais qui s’annonce dès la première page. « En octobre, il y eut des arbres jaunes. Puis les pendules reculèrent d’une heure et les vents de novembre arrivèrent et soufflèrent, perpétuels, et dépouillèrent les arbres. Dans la ville de New Ross, les cheminées crachaient de la fumée qui retombait et flottait en mèches échevelées, étirées, avant de se dissiper le long des quais, et bientôt la rivière, aussi sombre que de la bière brune, se gonfla de pluie. »

Pour Bill Furlong, le marchand de charbon, le froid est une aubaine. Difficile de servir tout le monde, ses carnets de commandes débordent, ses affaires sont florissantes. En tant qu’entrepreneur comme en tant que père de famille – lui et sa femme, Eileen, ont cinq filles ravissantes –, Furlong est un homme comblé. Et pourtant, il revient de loin ! Élevé par Mrs Wilson, la riche propriétaire de la maison bourgeoise où sa mère, enceinte à 15 ans, servait comme domestique, il n’a jamais su qui était son père. Sa mère est morte, mais il s’en est sorti. Il a tracé sa route.

Jusqu’au jour où celle-ci le mène au couvent voisin. Que se passe-t-il vraiment derrière ces hauts murs hérissés de verre ? On dit que les sœurs exploitent les filles-mères en les contraignant à d’épuisants travaux de blanchisserie. On dit même qu’elles s’enrichissent en plaçant à l’étranger les bébés non désirés. Il est vrai qu’on colporte toutes sortes de choses dans ces petites villes de province. Mais ce jour-là, en poussant une porte qu’il n’aurait jamais dû pousser, Furlong aperçoit un spectacle qu’il n’aurait jamais dû voir. Troublé, il s’en ouvre à Eileen. Mais la femme de Furlong tient à leur position sociale autant qu’à sa tranquillité. « Si l’on veut avancer dans la vie, il y a des choses qu’il faut ignorer« , assène-t-elle sèchement.

Des choses terribles se passent derrière ces hauts murs

Claire Keegan a dédié son histoire « aux femmes et aux enfants qui ont subi la claustration dans les blanchisseries de Magdalen en Irlande ». Son livre est une fiction inspirée de faits vrais. Car Furlong n’a pas rêvé. Il se passe bien des choses terribles derrière ces hauts murs où des centaines de filles – certaines pourraient être les siennes – ont été incarcérées de force. Sans parler de ces nourrissons sans père qui le renvoient à son propre destin. « Il pensa à Mrs Wilson, à ses bontés quotidiennes, à la manière dont elle l’avait encouragé, aux petites choses qu’elle avait dites et faites et avait refusé de faire et de dire, et à ce qu’elle avait dû savoir, aux choses qui, quand on les totalisait, représentaient une vie. »

C’est là le point de bascule du livre. Brutalement, la belle histoire de Furlong se mue en un cas de conscience que l’on voit s’enraciner dans sa tête et prendre peu à peu toute la place. « Le froid était plus vif sans son manteau [il vient de le donner à une jeune fugitive], et il sentit son instinct de conservation et son courage lutter l’un contre l’autre. » Sous la plume élégante de Keegan, Ce genre de petites chosesdevient alors un champ de bataille où, page après page, la morale d’un personnage seul se cogne aux usages établis, à la bonne conscience collective. Pour finalement l’obliger à agir.

Que se passera-t-il quand Bill Furlong rentrera chez lui ce soir-là ? Un drame ? Un anti-conte de Noël ? C’est bien possible, mais on ne le saura jamais vraiment. Toute l’habileté de Claire Keegan consiste à faire retentir le clap de fin à l’endroit précis qui frustre son lecteur. Comme dans Le Petit Prince où, selon les jours, on se dit que le mouton a mangé la fleur ou qu’il l’a épargnée, on imagine que Furlong aura – ou pas – su imposer son choix. L’intérêt étant, bien sûr, de ne pas savoir. Et de savourer cette incertitude qui donne tout son sens à l’histoire. »