ACTUALITTÉ, Hocine Bouhadjera, lundi 17 avril 2023


Dima Abdallah : « C’est l’histoire d’un homme en marge du monde »

#PrixFrontieres23 – Le 7 mars, le jury du Prix Frontières-Léonora Miano dévoilait la lauréate 2023, Dima Abdallah, pour son deuxième roman Bleu nuit (Sabine Wespieser éditeur). À l’occasion du festival Livre à Metz, cette dernière a été reçue au Palais du Gouverneur de la ville. ActuaLitté en a profité pour s’entretenir avec la gagnante.

ActuaLitté : Quel a été votre sentiment en vous sachant lauréate ?

Dima Abdallah : Surprise, car c’était vraiment une très belle sélection. Je suis fière, heureuse, reconnaissante au jury d’avoir choisi Bleu Nuit, qui n’est pas le plus facile d’accès des ouvrages finalistes. C’est un honneur de succéder à Mariette Navarro dont j’ai lu le très puissant texte, Ultramarin.

Quel parti pris explique cette difficulté d’accès ?

Dima Abdallah : C’est une œuvre qui est assez sombre, mais pas seulement, car dans un certain sens, aussi imprégnée de lumière. C’est l’histoire d’un homme qui se perd, car en marge du monde. Il a tout quitté, aussi bien sa maison que son pays.

Dans son errance autour du Père-Lachaise, parce qu’il porte le deuil, il rencontre régulièrement des femmes du quartier, également exilées. Autant en marge que lui, elles raviveront des souvenirs d’enfance, et le ramèneront à lui-même.

En quoi ce personnage est-il une émanation de votre propre vécu ?

Dima Abdallah : L’auteur met toujours beaucoup de lui-même, quels que soient le personnage, la fiction. Donc oui, j’ai parlé de ce qui me touche : la marge, ces personnes vivant avec difficulté dans un monde violent. Trop sensibles, elles résident à la frontière entre la folie et la vie. Là, c’est quand même un homme qui tourne autour d’un cimetière.

Votre personnage entretient un rapport noir au monde…

Dima Abdallah : Je ne pense pas que ce soit un tempérament, plutôt une sensibilité : cette difficulté à s’adapter, il l’a éprouvée très jeune. De toute façon, on découvrira par la suite qu’il fut un enfant mal dans sa peau, ne comprenant pas ce qu’on attendait de lui, ce que la société exige d’un homme.

Son père lui dit un jour : «Soit un homme, mon fils  », alors qu’il pleure – une phrase qui ne sortira plus jamais de sa tête. Or, les clichés de la virilité et de la réussite sociale pour un homme sont tout simplement atroces et d’une violence inouïe. Lui le vit très mal, ignorant comment être à la hauteur de ce que son père signifiait.

Vous établissez, en creux, une réflexion sur le patriarcat.

Dima Abdallah : Sans trop en révéler, le Liban des années 80, c’est celui de la Guerre civile, de la folie et de la brutalité poussés aux extrêmes. Un conflit d’hommes et non de femme, où l’on réclamait qu’ils s’engagent, prennent parti, prennent les armes. Tuer, torturer… au nom d’une cause, d’une confession. Mon personnage a grandi dans ce contexte.

Là encore, des similitudes avec votre parcours.

Dima Abdallah : Je suis née en 1977, j’ai grandi à Beyrouth jusqu’en 1989, avant d’arriver en France. Douze années de guerre civile, un pays que j’ai quitté avant qu’elle ne s’achève. On me demande souvent si je me considère encore comme une enfant de la guerre civile, ce à quoi je réponds : oui, à chaque instant, chaque minute, chaque seconde, tout le temps.

Les adultes à cette époque sont aussi marqués à tout jamais, cependant, je ne me suis pas constitué un autre référent : je suis venue au monde et j’ai grandi durant cette période. J’ai mis énormément de temps pour savoir ce qu’était un pays « normal ». Pour moi la normalité, c’étaient les bombes, les abris, les couvre-feux, les voitures piégées…

Comment vit-on cet exil, qui est en même temps un passage de la guerre à la paix ?

Dima Abdallah : J’ai d’abord été malheureuse de quitter ma langue, mes grands-parents, mes cousins, mon école. Puisque je n’avais connu que ce contexte, je n’ai pas eu l’impression de fuir un conflit, mais de quitter ce que j’aime. Ça peut paraître absurde, mais c’est le cas.

Vous remportez le Prix Frontières : quelle est votre approche de cette notion ?

Dima Abdallah : C’est un terme très riche qui peut être abordé de manière philosophique, de quoi discuter des heures et des heures. De mon côté, c’est la frontière psychologique qui m’intéresse le plus. Ces personnes en marge du monde, à l’instar de mes personnages. Un monde qu’ils ne comprennent pas, ou mal, avec lequel ils ressentent des difficultés à converser et composer, à s’adapter.

Nous sommes dans le contexte du Festival de Metz, et son thème du vertige.

Dima Abdallah : Le vertige est très présent dans Bleu nuit, car c’est un homme en proie à ses fantômes. On a une sensation de vertige devant ses tourments. Après, quand je pense à cette notion, il n’y a pas seulement l’angoisse, mais aussi l’amour par exemple.

C’est votre second roman chez Sabine Wespieser. Quel rapport entretenez-vous avec votre maison ?

Dima Abdallah : Je suis très fière d’être dans une maison qui me ressemble. Pour rien au monde je ne la quitterai pour une structure plus grande, et ma relation avec mon éditrice m’est très précieuse.

Lire l’entretien en ligne.