LE MONDE DES LIVRES, Fabrice Gabriel, jeudi 20 avril 2023


« Generator », de Rinny Gremaud : une origine radioactive

Avec ce deuxième roman, l’écrivaine comble par la fiction l’absence du père. Une enquête généalogique qui se confond avec l’histoire de l’industrie nucléaire. Singulier.

« Je suis née en 1977 dans une centrale nucléaire, au sud de la Corée du Sud » : il n’est pas donné à tout le monde de commencer son récit par une telle phrase… D’entrée, on est saisi par le ton de Generator. Dans un tressage particulièrement subtil, le second livre de Rinny Gremaud mêle quête intime des origines et enquête quasi journalistique sur quarante ans d’industrie nucléaire civile. L’écrivaine est en effet journaliste – elle assure la rédaction en chef de T (le magazine du quotidien suisse Le Temps) –, mais également autrice d’un premier roman très singulier, Un monde en toc, publié en 2018 dans la bien nommée collection « Fiction & Cie » des éditions du Seuil.

La fiction, voilà la grande affaire de ­Generator. Ce très beau livre est construit autour de la figure du père biologique de l’autrice, « un type qui pourrait bien être un salaud ». De lui, Rinny Gremaud ne sait pas grand-chose, sinon qu’il a connu sa mère sur le chantier de construction de la ­centrale de Kori 1, à la fin des années 1970. Elle est coréenne et travaille chez GEC Turbine Generators, lui est un ingénieur expatrié d’origine britannique : ils s’aiment, une petite fille naît. Mais son père repart presque aussitôt et ne la reconnaîtra jamais. La mère refera sa vie, comme on dit, avec un autre homme, avant de partir avec toute la famille s’installer en Suisse, où vit toujours Rinny.

En 2017, celle-ci a donc 40 ans, le même âge que la centrale de Kori 1, dont une dépêche annonce la fermeture programmée par le président nouvellement élu, Moon Jae-in : cette information, qui semble clore le cycle nucléaire en Corée du Sud, agit sur elle comme un révélateur, la poussant à s’interroger sur son identité, en remontant la piste de son père évanoui. C’est ce parcours que raconte Generator. Sa beauté parfois inconfortable, souvent teintée d’humour, tient au fait que le livre emprunte volontiers les chemins escarpés de la fiction : journaliste d’elle-même, l’écrivaine réfléchit au sens de sa propre vie en inventant en partie celle de son géniteur.

La ­nécessité presque vitale de l’imagination

On peut trouver singulier, à une ­époque où tout est roman, même les confessions les plus strictement autobiographiques, que ce livre, sur sa couverture, s’annonce sous l’enseigne, en apparence plus modeste, de « récit » : sans doute faut-il y voir la malice d’un renversement qui part du réel pour dire la ­nécessité presque vitale de l’imagination.

Pour se figurer ce père dont elle sait si peu de choses, Rinny Gremaud décide en tout cas de voyager sur ses traces, dessinant sa silhouette au gré des paysages qu’elle traverse. S’adressant à son fantôme, elle tente de le retrouver dans les humeurs marines de Holyhead et ses clichés d’enfance galloise, puis le suit dans sa carrière d’ingénieur, selon une cartographie à la fois précise et rêveuse, où peuvent se confondre les noms des villes, des villages, des centrales : Wylfa (pays de Galles), Kuosheng ou Linkou (Taïwan). Elle ira jusqu’à Monroe, dans le Michigan, au bord du lac Erié, où se ­produisit en 1966 un grave accident nucléaire à la centrale Enrico Fermi, quelques années avant celui de Three Mile ­Island…

Son périple est l’occasion de ­raconter de façon très personnelle les aventures, pas toujours glorieuses, on le voit, de l’atome, qui passent forcément par la Corée, le lieu originel : l’image est forte – la fiction du père rencontre la réalité du berceau nucléaire, et le vocabulaire peut s’appliquer aussi bien à la naissance problématique d’une famille qu’au développement d’une industrie.

Fable ou destin, récit ou roman ?

Rinny Gremaud accomplit ainsi cet improbable prodige : mêler le work in progress hyperdocumenté d’un reportage sur l’évolution de l’industrie nucléaire et une forme de suspense littéraire. On se demande d’abord si son géniteur a bien existé tel qu’elle le présente ; si, surtout, elle réussira, au bout de sa quête, à le rencontrer ; si, enfin, il faudra croire à l’histoire d’une vie qu’elle nous aura racontée – fable ou destin, récit ou roman ?

L’ensemble, plus encore qu’un exercice de style qui inverserait les principes de l’autofiction, est une grande machine ­réflexive, qui donne à lire de l’intérieur la fabrication d’un livre, tout en expliquant sa nécessité sensible : en lui donnant naissance par le pouvoir des mots, la foi en leur capacité de (pro)création, la fiction comble le vide du géniteur absent… « Et puis, écrit Rinny Gremaud, inventer, broder, tamiser la lumière, flouter les ­contours, fermer les yeux, rêver ses ori­gines, n’est-ce pas aussi la stratégie de tous les enfants pour échapper à leur ­parents ? » C’est également une manière de les retrouver, pourrait-on lui répondre, en devenant d’une certaine façon leur génitrice, par un effet d’inversion et, presque, de revanche qui ne manque pas d’ironie : l’écrivaine y parvient avec un brio et une puissance d’évocation simplement remarquables.