24 HEURES, Caroline Rieder, vendredi 31 mars 2023


De la quête de son père inconnu, elle a fait un livre
L’auteure lausannoise restitue aussi dans « Generator » une histoire du nucléaire civil.

« Je suis née en 1977 dans une centrale nucléaire, au sud de la Corée du Sud. » Rinny Gremaud est à coup sûr la seule Vaudoise à pouvoir écrire ces mots sans que cela relève de la fiction. Cette courte phrase, c’est la première de « Generator », un récit littéraire où l’auteure et journaliste raconte, avec une légère distance ironique, son périple sur les traces d’un père biologique qu’elle n’a jamais connu.

Cet ingénieur anglais a rencontré sa mère, jeune Coréenne anglophone, lors de la construction de la centrale de Kori, située non loin de la ville portuaire de Busan. Peu après la naissance de l’auteure, l’homme quitte la Corée pour les États-Unis. La jeune Rinny — le diminutif de son prénom en coréen — arrive en Suisse à l’âge de 3 ans avec sa mère et son père adoptif, un ingénieur au nom fribourgeois qui a grandi à Lausanne, où la famille finira par s’installer. Une ville que l’actuelle rédactrice en chef du magazine « T », le supplément lifestyle du « Temps », ne quittera plus.

De ce père absent, Rinny Gremaud et sa mère n’ont jamais vraiment parlé, si ce n’est un jour autour de la confection de mandu, sortes de ravioles coréennes, alors que la plus jeune a déjà 30 ans : « J’ai toujours ça que mon père, celui qui m’a élevée et qui est aujourd’hui le formidable grand-père de mes enfants, n’était pas mon père biologique, mais je n’ai jamais posé de questions. Je m’en fichais. Quand il n’y a pas de manque, on ne cherche pas à savoir », raconte-t-elle dans ce café lausannois où elle a ses habitudes.

Alors pourquoi avoir finalement entrepris cette quête à 40 ans ? Dans le livre, elle évoque l’annonce en 2017 du démantèlement de Kori 1 : « Mon réacteur », écrit-elle. Devant son cappuccino, elle ajoute : « Je n’aurais pas mené cette recherche si je n’avais pas eu le prétexte d’un livre. » Le fait de devenir mère a-t-il joué un rôle ? Elle n’en est pas certaine. En revanche, l’ouvrage lui a permis de parler de cet homme à ses enfants de 7 et 11 ans : « Cela dissipe quelque chose qui, si l’on n’y prend pas garde, pourrait devenir un secret de famille. »

Comme pour « Un monde en toc », où elle a réalisé un tour des plus grands centres commerciaux de la planète, elle est partie sur les traces de son géniteur entre l’Europe, l’Asie et les États-Unis : de Holyhead au Pays de Galles, où il est né, jusqu’à Monroe, dans le Michigan. Entre deux, elle s’est arrêtée à Taïwan et Busan. « J’aime me déplacer, y compris dans des lieux qui ne sont pas du tout touristiques. C’est toujours nécessaire d’aller voir avec son corps pour ressentir les choses, prendre conscience des échelles. » Le voyage laisse de larges zones d’ombre. Ce qu’elle ne sait pas de l’homme qu’elle cherche à connaître, elle l’invente, car cet inconnu dont elle a fini par retrouver la trace n’a jamais répondu à ses lettres.

Ce livre, elle l’a aussi écrit parce que le cours professionnel de cet ingénieur lui a permis de creuser l’histoire de l’industrie nucléaire civile, dès les années 70. Un sujet qui l’intéressait d’autant plus qu’elle n’y connaissait rien. Alors elle cherche, ne se contente jamais des vérités toutes faites : « Cela tient peut-être à mon parcours scolaire un peu dissident. Mon seul diplôme universitaire est une formation en management. J’ai toujours l’impression de devoir apprendre, il n’y a jamais rien que je sais a priori. » Le photographe Mathieu Bernard-Reymond, un ami, souligne son « côté réaliste, presque scientifique dans son analyse de la société et des gens. Elle a un regard à la fois acéré et malicieux. »

« Generator » n’est d’ailleurs pas la charge contre le nucléaire à laquelle on aurait pu s’attendre. L’auteure y développe, non sans une certaine fascination, les multiples manières de faire fonctionner une centrale : « On se fait l’image d’une industrie toxique. J’avais moi aussi ces préjugés, mais en y regardant de plus près, je me suis rendu compte qu’on ne demande à aucune autre industrie les mêmes garanties de sécurité, à commencer par celle du pétrole, qui fait objectivement bien plus de dégâts sur le climat et la santé. »

À distance du sujet

Cette « juste distance avec son sujet » a séduit son éditrice Sabine Wespieser  : « Le lecteur y trouve toute sa place, à aucun moment Rinny Gremaud n’assène sa vérité. » La Parisienne relève cette retenue également avec l’autre fil du récit : « L’ironie et la dérision qu’elle porte sur elle-même lui évite de tomber dans le pathos, car il n’y a rien de plus périlleux qu’un sujet comme la quête du père. »

Celle dont Sabine Wespieser souligne encore « la langue incroyablement maîtrisée et économe » n’aimait pas spécialement la lecture dans sa jeunesse. C’est encore vrai aujourd’hui : « Je lis très lentement. Il est rare que je termine un livre. » Elle écoute en revanche beaucoup de podcasts : « J’aime qu’on me parle. »

Son parcours n’a d’ailleurs rien de conventionnel. L’explication tient peut-être à une phrase soufflée par Mathieu Bernard-Reymond : « Je pense qu’elle n’aime pas trop faire ce qu’on lui dit. Elle préfère explorer les choses par elle-même. » Elle abandonne ainsi le gymnase au bout de la première année et bifurque vers un apprentissage de commerce dans la banque : « C’était un choix par défaut, mais j’ai trouvé les cours d’économie très intéressants. »

À cette époque, tandis qu’elle s’assied derrière un bureau la journée, elle vibre dans les concerts de la scène rock alternative le soir : « C’était très important pour moi, mais ensuite, j’ai passé à d’autres choses : les arts plastiques, la littérature, les arts vivants…» Elle évoque une « forme d’instabilité » qui la fait s’intéresser à de nombreux domaines et fuir la routine, qu’elle redoute : « J’envie les gens qui sont de vrai spécialistes d’un sujet, moi je manque de persévérance, j’ai une curiosité qui part dans tous les sens. »