LES LETTRES FRANÇAISES, Jean-Pierre Han, mars 2023


Michèle Lesbre ou les bonheurs de l’écriture

Rives et dérives, tel est le beau et très parlant sous-titre du dernier opus de Michèle Lesbre qu’il faut effectivement prendre au pied de la lettre, soit des rives de fleuves de contrées parfois lointaines qu’elle nous fait parcourir avec elle, aux dérives spatio-temporelles qui nous font remonter dans un ailleurs et un autrefois par la grâce de constants jeux de va-et-vient avec l’ici et le maintenant. Au vrai le sous-titre accompagne, en le modulant, le titre, La Furieuse, du nom d’une rivière qui coule dans le Doubs et le Jura dans la région de la Bourgogne-Franche-Compté. Fureur des flots ? Ceux de la vie et de la mémoire ? L’oscillation est constante. Il se dégage cependant, paradoxalement, de la lecture de cet ouvrage une étrange et persistante sensation de douceur. Il n’est qu’à lire les premières lignes du livre (le premier court paragraphe) pour en être persuadé : « Dans mes nuits inquiètes, parfois, surgit l’étang et son beau silence que seules les grenouilles troublaient. C’est toujours l’été. J’ai dix ans et pourtant je suis vieille. J’entends les voix éteintes, je vois les corps disparus. J’ai peur de quitter ce paysage et m’abandonne à son discret battement de cœur ». Tout est dit, ne reste plus à Michèle Lesbre qu’à développer son assertion. Ce qu’elle fait d’admirable manière dans des bonheurs d’écriture constants, parlant « d’échappées intimes », de « dérives imaginaire », ne cachant rien (« je n’ignore pas les ruses de notre inconscient, il est là pour nous venir en aide lorsque l’imagination fait défaut ») des méandres des actes d’écriture de ses créations romanesques, allant débusquer dans d’autres de ses œuvres (La Petite trotteuseChemins…) ce qu’elle doit à cette attirance — le terme est trop faible — pour les fleuves et leurs flots parfois tumultueux comme pourrait nous le faire croire la simple appellation de La Furieuse. « La Seine et la Loire sont les deux fleuves qui accompagnent ma vie depuis toujours », ou encore « depuis ma naissance, la Loire coule en moi », avoue-t-elle sereinement.

C’est alors au fil des déambulations sur les rives de fleuves, dans des sortes de rituels avec des haltes dans des cafés, des nuits passées dans des chambres d’hôtel comme à Trieste, des « chambres de passante », et des rencontres avec d’autres promeneurs, une ouverture au monde, celui d’autrefois, sans rien oublier des infamies qui purent se développer, comme celui d’aujourd’hui. C’est aussi cette plongée dans de nombreuses autres œuvres, comme le « magnifique Danube » de Claudio Magris, comme La Marche de Radetzky de Joseph Roth ou les Contes d’Odessa d’Isaac Babel, de Gaston Bachelard à Cesare Pavese la liste (publiée en fin d’ouvrage) est longue. C’est encore, puisque la Furieuse est un affluent de la Loue, le rappel et l’évocation de Courbet, « le petit paysan, le peintre scandaleux, un homme dont l’anticonformisme me ravit, qui soutint la Commune et se réfugia près de la Loue, la rivière de son enfance, jusqu’à la fin de sa vie, à Flagey et à Ornans »…

Michèle Lesbre vagabonde en toute liberté, passant d’un lieu à une autre, d’un livre à un autre, de l’évocation d’une scène de film ou de série (Le Cuirassé Potemkine, par exemple, ou la Maison des bois de Maurice Pialat), d’une pensée ou d’un souvenir à un autre avec un retour régulier à ses grands-parents Léon et Mathilde à qui le livre est dédié et dont une photo est présentée en ouverture.

Il faut lire La Furieuse de Michèle Lesbre, lentement, très lentement, quitte à revenir sur certaines pages pour mieux en apprécier le suc. C’est ce que nous avons fait.