ACTUALITTE, Valentine Costantini, jeudi 1er septembre 2022


Nous nous aimions : déchirure douce-amère

Bienvenue, là où le temps ne répare pas les blessures… Kessané et Tina sont sœurs. Sans jamais tomber dans des effusions de tendresse, loin d’une sensibilité enfantine telle qu’on peut l’imaginer — pourtant elles s’aiment profondément ; se confient l’une à l’autre, se soutiennent, se comprennent, prennent soin l’une de l’autre. L’amour de leur parent est un cadeau perpétuel, elles se savent chanceuses, elles qui grandissent en France tout en cultivant leurs racines géorgiennes.

Comment ? Avec ce voyage annuel jusqu’au village natal de leur mère, afin que les deux petites puissent conserver ce lien précieux avec leurs grands-parents. Or, depuis les années 1980, les tensions politiques transforment ces aller-retour en moments particulièrement inquiétants : et c’est ainsi que ce récit débute. Passage obligatoire par l’aéroport de Moscou, où les douanières sont terrifiantes, cruelles lorsqu’elles fouillent les valises de Kessané et Tina, les obligent à se dévêtir. Une situation éprouvante, couronnée de menaces systématiques envers leur mère. Daredjane, à qui l’on colle l’étiquette de « soviétique », risque chaque été de ne pas pouvoir rejoindre Paris, et son mari, Tamaz.

Tout ceci constitue le passé de cette famille. La suite prend un ton drastiquement différent. Le moment de bascule, c’est le décès de Tamaz. On découvre sa femme qui couve du regard un portrait de l’homme qui a partagé sa vie — perdue, inconsolable, meurtrie. L’existence de Daredjane se délite, et c’est bien morose que s’annoncent les années futures. Pire encore : depuis la mort de leur père, les petites devenues femmes ne se supportent plus. Quelque chose s’est brisé — et la perspective de recoller les morceaux paraît inconcevable.

Daredjane elle-même ne sait plus comment parler à son aînée ; Kessané lui semble froide, égoïste, elle qui a réussi en tant que journaliste et qui, malgré la situation de sa petite sœur, ne donne pas une seule minute de son temps pour lui venir en aide. Les quelques échanges entre mère et fille finissent toujours par laisser la colère prendre le dessus. Une colère qui, en réalité, découle d’une incompréhension de l’autre. Un fossé s’est creusé avec les années, centimètre par centimètre — et personne n’a rien vu venir, jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

Avant, la vie était simple. Les moments passés ensemble, en famille, doux comme du miel. Maintenant, les trois femmes parviennent à peine à coexister. Ou, tout simplement, à s’aimer. Avec ce roman, Kéthévane Davrichewy nous plonge dans l’intimité de personnages d’un réalisme curieux, qui nous met directement face à nos propres relations défectueuses, complexes, parfois même douloureuses.

Comment expliquer la déflagration insidieuse de l’amour maternel, que l’on sait pourtant inconditionnel ? Que l’on espère parfaitement immuable ? Plutôt que les mots eux-mêmes, c’est leur absence qui semble expliquer ces liens qui s’effritent. Le manque de communication, de réelle écoute entre ses trois femmes.

En toile de fond, l’autrice propose une vision particulièrement lucide de l’histoire tourmentée de la Géorgie. Des conflits incessants aux déclarations d’indépendances, tout n’est que déchirure et douleur. Malgré une existence en grande partie vécue à Paris, cette famille se construit et se détruit, à coups de drames. Le politique touche l’intime, et inversement, sans outre mesure, au point de séparer les trois femmes qui forment cette famille imparfaite.

Nous nous aimions est un roman qui blesse, émeut, mais surtout qui encourage à aimer plus fort, plus sincèrement – les mots avec.

Lire l’article en ligne