ACTUALITTÉ, Valentine Costantini, mardi 27 décembre 2022


L’Obscur, ou cheminer vers la lumière

Années 1940. Quelque part au cœur de l’Irlande. Depuis la mort de sa femme, Mahoney s’occupe seul de l’éducation de ses enfants. Cette famille est blessée, imparfaite, et lutte pour vivre au jour le jour dans un paysage inhospitalier. Et, malheureusement, ce veuf est terriblement autoritaire, soupe au lait et franchement instable. Fervent croyant, la religion ne fait pourtant rien pour calmer cette figure paternelle de violence.

Dans ce contexte familial, l’un des fils devient notre point d’ancrage à la lecture. Ce jeune homme étudie comme un forcené, trouvant dans l’érudition une première voie vers la liberté, l’indépendance – ou, tout simplement, l’échappatoire qu’il lui faut. Il se débat, pourtant, submergé par des émotions qu’il ne contrôle pas.

Élevé dans la croyance catholique, il est d’autant plus confus car trop souvent traversé par des pensées lubriques et le besoin de sévir à ses désirs. Si confus, d’ailleurs, qu’il imagine une seconde voie pour sa vie future : une voie potentiellement toute aussi libératrice, qui le mènerait à devenir prêtre pour réchapper à sa libido. L’adolescence, ici, est décrite avec bienveillance, alors que ce jeune homme navigue tant bien que mal les années devant lui.

L’Obscur est une lecture compliquée. Compliquée, de par cette intrusion au plus profond de la psyché de ce narrateur – parfois un “il”, un “tu”, ou un “je” – qui tatillonne, se cherche, comme s’il traversait seul une forêt en pleine nuit. Le chemin à prendre est incertain, la sortie n’est pas indiquée. Et tout se vit, se fait, avec cette présence : celle de ce père enfermé dans le deuil et la rancœur.

Le premier chapitre ouvre le roman avec une constante impression de danger, avec la menace de la violence – une violence qui, d’ailleurs, ne prend pas la forme escomptée, mais terrifie d’autant plus. Ce père, amer, aux humeurs inégales et instables ; cet homme qui provoque un séisme à chaque éclat de voix. Ses enfants, tous, vivent dans la peur. Leur seule vengeance, silencieuse et sournoise, est de l’exclure de leurs jeux, de leurs moments de légèreté, de leurs secrets – de leur vie, en somme.

L’un des thèmes centraux de ce roman, c’est bel et bien la relation père-fils : une relation d’amour et de haine, malsaine et violente, dans laquelle le père se raccroche à la jeunesse de son fils. Lui, qui n’a connu que la misère, doit regarder son fils grandir, devenir fort, et travailler dur à l’école, démontrant son intellect malgré ses origines défavorisées. Le fils s’éloigne, s’apprête à déployer ses ailes, à devenir d’une certaine manière plus importante que son géniteur, dont il n’a plus besoin.

À l’inverse, le père tombe dans une dépendance, un manque, alors qu’il prend de l’âge et commence à traîner des pieds, ou même râler avec moins de verve, moins d’énergie. La mère est absente, morte depuis des années, supprimant une chance de sentir une quelconque douceur. Les femmes sont largement absentes du récit et apparaissent principalement comme des reflets idéalisés des imaginations ardentes et fiévreuses des narrateurs. La seule exception à cela est la sœur, Joan, et les quelques taches de lumière dans le livre sont dans les scènes entre frère et sœur.

L’Obscur propose une résolution où le pardon brille. En tant que roman d’apprentissage, la promesse devrait être une pleine émancipation du protagoniste : or ici, la colère et l’amertume laissent place à une confiance restaurée. Or, la réalité de l’Irlande de l’époque est toute autre : un pays sombre, lieu de pauvreté et d’abus, où l’enfance n’est pas épargnée par la souillure. Une souillure qui, entre autres, remet en cause le rôle de la religion aussi fortement ancrée dans la culture de ce pays.

En effet, un autre thème qui transcende le roman, c’est l’opposition entre la promesse de vie éternelle de l’évangile et les tentations de la vie, si courte et éphémère. L’auteur propose une frontière entre la sainteté et le sexe qui est terriblement floue. Les prêtres sont censés abandonner la vie pour exister à tout jamais dans la mort, au royaume de Dieu, mais ici, la pratique d’abus sexuel est sous-entendue – tout comme Mahoney abuse de son fils dès son plus jeune âge, et de façon répétitive.

Ce roman fonctionne comme une fenêtre sur l’univers de l’adolescence, du moins lors de sa première publication. C’est aussi une représentation magistrale des dommages psychologiques de la société irlandaise et de l’Église catholique sur la jeunesse : notre protagoniste se retrouve finalement écrasé par la société qui a modelé son esprit, convaincu de sa médiocrité.