LA LIBRE BELGIQUE, Geneviève Simon, mercredi 28 décembre 2022


The Dark, du scandale au classique

Après Entre toutes les femmes, Sabine Wespieser poursuit la réédition de l’œuvre de l’écrivain irlandais John McGahern.

Publié en français en 1990 aux Presses de la Renaissance, L’Obscur (The Dark) était épuisé depuis de nombreuses années. Particulièrement attachée aux lettres irlandaises, Sabine Wespieser le réédite dans la traduction de l’époque. Après Entre toutes les femmes (avril 2022), c’est le deuxième titre de ce maître de la prose irlandaise qui, grâce à elle, est à nouveau disponible.
Dans l’Irlande rurale des années 1940, la vie est des plus rudes, des plus austères. Veuf, Mahoney, est un père violent à l’humeur changeante qui malmène ses enfants. Constamment sur le qui-vive, ceux-ci connaissent peu de répit dans cette atmosphère électrique.
Le fils aîné de la fratrie est au centre de L’Obscur, douloureux roman d’apprentissage. Cette famille catholique étant de condition très modeste, il pense un temps devenir prêtre, ce qui pourrait constituer une échappatoire et l’installer dans une routine bienfaisante. Mais il finit par renoncer, emporté par ses pulsions sexuelles adolescentes coupables et l’espoir de connaître une vie de couple et de famille qui lui permettrait de s’épanouir.

Infinies perspectives
Malgré la pression exercée par son père, qui a besoin de sa force de travail au quotidien sur l’exploitation agricole familiale, ce fils (dont on ignore le prénom) est un élève méritant que ses professeurs encouragent. S’il s’en donnait les moyens, il pourrait décrocher la précieuse bourse qui l’enverrait à l’université et lui ouvrirait toutes les portes. Contre toute attente, il persuade son père de lui permettre de chauffer une chambre où il pourra s’isoler pour étudier.
Alors que son futur s’ouvre sur d’infinies perspectives, ce fils sensible se retrouve piégé par l’ambiguïté de ses désirs. La difficulté du choix, la responsabilité de sortir sa famille de la pauvreté, la possibilité de s’inventer une vie sont aussi réjouissantes que paralysantes. S’affranchir de la sujétion d’un père et de la rigidité morale de l’époque demeure délicat.
Il y a quelque chose de déchirant dans la volonté du protagoniste de tracer sa route entre un nécessaire besoin de sécurité (physique, affective, financière) et un irrépressible désir d’autonomie. Il y a surtout beaucoup de subtilité dans la manière dont John McGahern sonde une âme à ce point tiraillée face à un avenir qui s’annonce pourtant radieux. Quant à la fin, désarçonnant mélange d’abnégation et de retenue, elle ne manque de surprendre. « En définitive, personne ne savait rien, ni de soi-même ni des autres, et les moments de haine et de mépris disparaissaient comme le reste, sans forcément porter à conséquence. »

Contraint à l’exil
Roman aussi intense que révélateur de réalités alors tues, paru en 1965 en Irlande, The Dark fut à l’origine d’un scandale retentissant, qui coûta à John McGahern son poste d’enseignant et le contraignit à l’exil. Ce qui lui fut reproché ? Des scènes considérées comme pornographiques, les abus sexuels implicites commis par le père sur son fils – l’essentiel (l’inceste, la peur, la révolte, le désir de prendre sa destinée en main) étant suggéré dans l’écriture de  McGahern –, la franchise du propos. La société irlandaise a, depuis, évolué : aujourd’hui considéré comme un classique de la littérature irlandaise, John McGahern (1934-2006), qui fut aussi un nouvelliste de talent, est désormais un symbole de la libéralisation des mœurs et de l’affranchissement de la morale catholique enseigné dans les écoles de son pays. Il a également profondément influencé toutes une génération d’écrivains parmi lesquels Nuala O’Faolain, Colum McCann, John Banville ou Joseph O’Connor.