ESPRIT, Frédérique Zahnd, septembre 2023


Dans cet excellent roman à lire avec une classe de scientifiques, la dérision des deux trajectoires parallèles, celle du père et celle du nucléaire commercial idolâtré il y a encore trente ans, donne au titre Generator sa charge grotesque et ironique.

« Je suis née en 1977 dans une centrale nucléaire, au sud de la Corée du Sud. » C’est en 2017, l’année de ses 40 ans, que Rinny Gremaud entend le président de son pays d’origine annoncer la fermeture de Kori 1, « sa » centrale. Il y a eu Fukushima, bien sûr, mais aussi le fait que la plupart de ces équipements pharaoniques atteignent aujourd’hui leur date formelle de péremption : les pays nucléarisés ont à décider de l’avenir qu’ils souhaitent leur donner. Pour le monde, c’est la fin d’un cycle ; pour l’autrice, le début d’une quête.

La quête d’un père absolument manquant, ingénieur britannique pour le nucléaire commercial, qui l’a abandonnée bébé avec sa mère, alors qu’il était en poste en Corée du Sud. Pour constituer une vie à ce fantôme de père, l’autrice arpente les paysages successifs où il a mené sa carrière. Comme il est né dans une petite ville du pays de Galles, face aux côtes d’Irlande, pour lui, les jeux de guerre nourris de valeurs héroïques – son grand-père est mort à Dunkerque le 26 mai 1940 – vont être paradoxalement l’antichambre d’un demi-siècle de paix, d’argent, de technologie, d’hédonisme individuel et de consommation. Devenu mécanicien de marine, l’orphelin travaille dans toute la Cornouaille pour la régie des phares du Royaume-Uni. Puis il se fixe sur l’île d’Anglesey, dans un paysage à la Turner, écrin du chantier atomique du siècle, la centrale de Wylfa, accueillie par une population alléchée par les emplois durables et la prospérité promise. Les déchets ? Dormez tranquilles, nous sommes sur le point de trouver la solution… L’offre d’un poste à Taïwan en 1971 est ensuite un formidable tremplin pour le Gallois. Au xxie siècle, qui se souvient que l’avenir appartenait alors, non à l’influenceur ou au banquier d’affaire, mais à l’ingénieur de l’industrie des machines ? Quel plaisir, pour un fils de rien, d’endosser le costume de l’expatrié, cousu de racisme et de colonialisme recyclés ! La centrale de Linkou va l’occuper des années. À Taïpei, il se marie à une Madame Chrysanthème, et les conjectures de la narratrice nous livrent des amorces de roman pour combler le vide de ce qu’elle ne sait pas. Comment a-t-il amorcé la liaison avec sa propre mère, en Corée du Sud, autour de la centrale de Kori ? Quel arrangement mental lui a permis, père de trois enfants de deux femmes différentes, de vivre à cheval entre deux pays en développement ? « On faisait des enfants comme on construisait des centrales nucléaires, en se persuadant que, le meilleur étant à venir, les solutions finiraient par être trouvées aux problèmes que l’on choisissait de ne pas voir. »

Nous arrivons enfin en Amérique, dans le comté de Monroe au bord du lac Erié, dans le Michigan. C’est là que la dernière phase du voyage culmine avec la description tragique et hilarante de rangées de maisons aux bardeaux de plastique, où rien n’est prévu pour « arrêter sa voiture » et rendre visite à quelqu’un. Univers entièrement faux, hérissé de profits, « où toute interaction physique avec le monde fait l’effet du toc, où chaque objet se révèle creux, toute substance est synthétique, chaque matière comestible recomposée au fil d’obscurs procédés industriels, un pays où les images circulent plus vite que l’argent ». Pendant dix ans, le père a œuvré ici dans la demi-faillite d’un réacteur, Fermi II, dont l’autorité américaine de surveillance s’oppose régulièrement à la mise en service. D’incompétences en défauts de fonctionnement, on découvre, avec Tchernobyl, que seize centrales américaines sont dangereuses… Trente ans plus tard, elles sont toujours en activité. Comment la tension narrative va-t-elle se résoudre ? Il revient à la narratrice de sonner enfin – ou non – à la porte de ce père pisté et fantasmé tout au long du récit.

Le style précis et sans lyrisme, factuel, les détails magistraux en géographie, en histoire, en sociologie et en histoire des techniques invitent le lecteur à revisiter sa propre expérience des décennies passées. Que de nuances en effet entre la Corée du Sud qui choisit, « comme la France », de miser sur la standardisation centralisée, avec une seule société d’État qui chapeaute l’ensemble de la filière, dispositif adossé à un confucianisme endémique, qui implique obéissance et sens du collectif, et le chaos du nucléaire américain ? En effet, dans le plus grand parc de réacteurs au monde, chaque machine a été achetée « sous le régime de la concurrence, c’est-à-dire la technologie dont il faudra se contenter, car le vendeur a raboté de tous les côtés pour obtenir le meilleur prix ». La concurrence, plus grande escroquerie du libéralisme ?

Generator est l’histoire de la technologie nucléaire, d’une débâcle industrielle et sociale, l’histoire de la salissure du monde. Monde qui continue d’être colonial à bas bruit et de chercher des profits sans honneur. Des réacteurs Magnox, spécialité britannique, à l’accident de Three Miles Island, en passant par les turbines à charbon English Electric de 300 mégawatts et par les réacteurs à eau pressurisée qui font, en quarante ans, de la Corée du Sud un des exportateurs de technologie atomique les plus compétitifs au monde, les parenthèses techniques montrent que le nucléaire commercial a tous les caractères d’une addiction.

Dans cet excellent roman à lire avec une classe de scientifiques, la dérision des deux trajectoires parallèles, celle du père et celle du nucléaire commercial idolâtré il y a encore trente ans, donne au titre Generator sa charge grotesque et ironique.

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