L’ORIENT LITTÉRAIRE, Charif Majdalani, vendredi 29 septembre 2023


Rinny Gremaud en tournée dans des malls et des centrales

Rinny Gremaud est une écrivaine suisse de mère coréenne. Elle a vécu quelques années en Corée puis s’est installée avec sa mère et son père adoptif en Suisse où elle a grandi, a fait sa vie et où elle est devenue écrivaine. Rédactrice en chef du magazine T du Temps de Genève, Rinny Gremaud est l’auteure de deux ouvrages que l’on pourrait appeler romans selon la typologie de ce genre aujourd’hui qui regroupe aussi bien les ouvrages de fiction que ce que l’on nomme la non-fiction, enquête, récit de voyages ou littérature de terrain. Le premier des deux romans, intitulé Un monde en toc est paru aux éditions du Seuil en 2018. Il s’agit d’un ouvrage stupéfiant dans lequel Gremaud raconte un tour du monde qu’elle a effectué quelques temps auparavant. Mais un tour du monde très particulier puisqu’il était exclusivement consacré à visiter les plus grands malls de la planète, en allant d’un pays à l’autre où sont répertoriés les plus imposants exemplaires de ces effroyables mastodontes de la consommation et du loisir. Et d’y passer du temps. Composé de chapitres qui sont la relation de chacune de ces visites et d’interludes sur la matérialité de cet épuisant voyage d’un seul tenant de l’Alberta à Kuala Lampur et de la Chine à Dubaï, Un monde en toc est un ouvrage déconcertant et fascinant, un objet d’autant plus singulier que son sujet même est précisément ce qui manque de singularité.

Parce que bien évidemment, ce que fait la voyageuse en allant du grand nord Canadien aux univers humides du sous-continent indonésien, de la Chine au bord du désert arabe, c’est l’expérience du grand néant, du vide abyssal qui loge dans ce concept de mall, incarnation dernière du commerce mondial et dont le principe est la répétition infinie et infiniment insignifiante du même, l’offre répétée et toujours semblable des même objets, des mêmes produits de consommation et de distraction, des mêmes marques, mais aussi le déploiement nauséeux de l’identique dans les décors et les lieux du commerce, eux-mêmes identiques les uns aux autres. Le résultat n’est plus seulement l’effacement de toute nouveauté, de toute particularité, ce n’est plus seulement l’uniformisation universelle du goût, des réflexes, des référents, partout dans le monde. C’est aussi le fait qu’où que l’on aille sur Terre, on retrouve absolument ce qui fait son quotidien chez soi. S’effacent ici, en un ultime triomphe de l’idéologie consumériste planétaire, la possibilité de l’ailleurs, l’envie de l’étrangeté, la tentation de l’altérité. S’abolit aussi le monde lui-même, dans ses dimensions énigmatiques, dans sa variété, et avec lui le goût de l’inconnu, l’envie de découverte ou la possibilité des questionnements essentiels sur notre être, bref tout ce qui constitue encore en principe notre humanité.

On l’aura compris, Rinny Gremaud fait ici le portrait hallucinant de notre époque, une époque parvenue au dernier degré de l’hyperconsommation et qui semble s’y noyer mornement. Son livre suivant, paru cette année chez Sabine Wespieser et intitulé Generator, est en apparence bien différent. L’écrivaine y traite de la question de la filiation, et tente de faire le portrait d’un père qu’elle n’a pas connu, qui l’a abandonnée très tôt avec sa mère en Corée. Cet homme, Gremaud sait qu’il était anglais et surtout ingénieur et s’était occupé de centrales nucléaires. En imaginant son histoire, son enfance, puis ses premiers métiers et enfin son ascension dans la hiérarchie des concepteurs de centrales nucléaires, de Grande Bretagne en Corée et de Taïwan aux USA, Rinnny Gremaud dessine les contours d’un père qui n’est plus pour elle en définitive que pure fiction, une fiction dont elle a besoin et pour laquelle simultanément elle n’a que peu de sympathie.

Ce qui lie Generator à Un monde en toc, c’est qu’en plus de cette reconstruction de l’histoire d’un père, et à cause du métier qui fut celui de ce père, Gremaud retrace dans son deuxième livre un autre désastre, à savoir l’histoire de l’optimisme nucléaire des trente glorieuses et celui de l’industrialisation aveugle de la planète à cette époque. Mais si, dans Un monde en toc et à cause même du propos, l’écriture de Gremaud était abrupte, répétitive, énumérative, émaillée de brefs moments de fulgurances poétiques dans la description des déplacements ou des réactions du corps à l’épuisant voyage, son texte se déploie plus librement dans Generator, l’écriture devient puissante, riche, élégante et incisive, minutieuse et grinçante, et confirme ce que l’on ne pouvait forcément que deviner dans le premier livre, à savoir que Rinny Gremaud – qui sera par ailleurs en résidence à Beyrouth en janvier 2024 à l’invitation de la Maison Internationale des Écrivains – est une écrivaine pleine d’avenir.

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