FRANCE CULTURE, Caroline Broué, mardi 7 avril 2015


« La Grande Table 1ère partie »

« Michèle Lesbre – Je crois qu’en écrivant sur mon père aujourd’hui, alors que je n’avais pas du tout prévu – bien que depuis Boléro il est passé dans tous mes romans, furtivement […] –, je me suis rendu compte à la fin que c’était beaucoup moi que j’avais trouvée, à ma grande surprise. […] Je me suis rendu compte aussi que le manque de mon père […] a été différent selon les différents âges que j’ai traversés. Et là, depuis quelques années, c’est sa vieillesse qui me manque, c’est-à-dire sa fin de vie, dans laquelle évidemment je ne l’ai pas connu, […] et je me suis rendu compte à quel point c’est difficile de ne pas avoir de repères comme cela. […] J’ai l’impression que la solitude que j’ai éprouvée vis-à-vis de cette absence s’est accrue depuis quelques années, bizarrement, alors qu’on pourrait penser plutôt que, contrairement à cela, quand on vieillit les problèmes sont, sinon résolus, du moins apaisés. […]
Caroline Broué – Vous diriez que c’est finalement un livre plus sur vous-même que sur la figure du père ? […]
ML – En tout cas, les deux. […] Chemins est traversé par des éclats de mémoire discontinus. C’est un livre que j’ai appelé roman, mais que j’aurais pu appeler aussi rêverie, je ne sais pas ; enfin, c’est un livre où j’ai eu besoin de deux passeurs, deux médiateurs : un livre, celui d’Henri Murger [Scènes de la vie de bohème, de 1851], et puis cet homme que j’ai vu lire sur un trottoir, à qui j’ai fait lire Henri Murger. C’est pour cela que je l’ai appelé roman, c’est-à-dire, à partir du moment où je décide que cet homme lit Henri Murger, le roman commence. Et donc il va se passer une espèce d’errance, comme souvent dans mes romans, dans laquelle des mots, des images, des moments font surgir des scènes avec mon père, mais en même temps imbriquées complètement dans ma propre vie. Donc les deux vont ensemble.
CB – Donc les chemins sont ceux qui mènent au père mais ce sont aussi les chemins buissonniers de la mémoire.
ML – Tout à fait. […]
CB – […] Il y a également toute une époque en arrière-fond : la Seconde Guerre Mondiale, dont on parle peu dans la famille. Et puis il y a votre enfance et votre adolescence dans les années 1950 et 1960. […]
ML – C’est pour cela que j’écris à mon père, je lui donne de mes nouvelles. […] En même temps, tout en me rapprochant de lui, j’ai l’impression d’avoir mis en lumière ma trajectoire, mes choix, mes préoccupations depuis toute jeune, choses dont je n’ai jamais pu parler avec lui. […] Tout un cheminement qu’il n’a pas connu et que, pour une fois, je mets en perspective dans un seul roman ; […] tout est ramassé, parce que je m’adresse à lui. […]
CB – […] Dans votre écriture, c’est très surprenant, vous alternez entre Modiano et Proust, d’une certaine façon ; entre le flou des souvenirs, qui sont comme des images fugitives, et des phrases cinglantes, très précises. […]
ML – J’écris un peu comme je vis, c’est-à-dire que la mémoire, ce n’est pas seulement des moments décidés où l’on cherche des souvenirs. J’ai toujours l’impression de vivre dans plusieurs temps à la fois. […] Dans Chemins, il y a cette errance, le présent est là, et il est sans arrêt interrompu par la mémoire. Et, en même temps, le passé […] aide à la lecture du présent et le fait avancer. »

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