FRANCE CULTURE, Marie Richeux, lundi 17 novembre 2014


« Les Nouvelles Vagues : Haïti (1/5), Dans le bain de l’île »

« Ayiti : la montagne et l’eau.  Dans la montagne et dans l’eau, on dit pouvoir trouver l’histoire du monde. Si l’histoire est inscrite quelque part, il se peut que la meilleure façon de la lire mais aussi la plus difficile, la plus équivoque, la plus délicate, soit de le faire à même les corps. Les corps parlent. Les corps échoués parlent encore.
Le roman dont il est question aujourd’hui commence sur la plage. Une femme y est étalée, sa voix naufragée veut remonter la chaîne des existences, la sienne et toutes celles de ceux qui la précèdent, la fondent, lui donnent un sens et un nom. C’est par sa voix que sont convoqués les temps anciens, les aïeuls et les dieux et par sa voix que débute un roman de générations où défile l’histoire d’une île et de ses habitants. Elle est à bout de ressource mais ses ressources sont inouïes, pour dire l’histoire, tant il est essentiel que l’histoire soit dite par un nous l’ayant vécu.
Comme dans les livres qui le précèdent, Bain de lune met la sexualité au cœur des questions d’émancipation, autant que l’exil. Il met aussi les femmes au cœur vital des générations, qui dans la transmission engendrent des espaces non colonisables, des espaces mentaux, des espaces de réserve et de lutte, des territoires où l’homme ne peut s’aventurer.
Bain de lune c’est le titre du dernier roman de Yannick Lahens, il est paru chez Sabine Wespieser éditeur, et lui a valu le récent Prix Fémina 2014. »

« M. R. : Comme dans le livre qui le précède, Bain de lune met le corps sexuel au cœur des questions d’émancipation autant que l’exil, met aussi les femmes au cœur vital des générations qui dans la transmission engendrent des espaces non colonisables, des espaces mentaux, des espaces de réserve et de lutte, des territoires où l’homme […] ne peut s’aventurer.
[…] À quel moment trouvez-vous cette voix […], qui est la voix de la femme échouée ? À quel moment décidez-vous qu’elle battra le rythme de votre texte ?
Y. L. : J’ai mis du temps à trouver justement cette harmonie entre les deux voix, parce qu’il ne fallait pas que cette voix singulière contamine la voix du village. Et en même temps, il fallait que la voix du village soit elle aussi forte mais qu’elle ne gomme pas la voix de cette femme échouée, qui va scander tout le récit, qui va nous permettre justement de traverser cette lignée et de voir quatre générations défiler. Il a fallu du temps pour trouver cet équilibre-là.
M. R. : Pour vous, c’est une voix du temps présent ? […]
Y. L. : Absolument, c’est l’aboutissement de quelque chose… On passe d’une collectivité, qui prend la voix, une collectivité qui regarde le monde à travers le prisme […] de ce qu’elle est et il y a cette voix qui veut déjà s’émanciper par rapport à cette collectivité. C’est pour cela que j’emploie cette première personne.
M. R. : C’est une première personne qui convoque, voire qui invoque à la fois les aïeuls, à la fois les temps anciens, à la fois les dieux… Qui convoque et qui demande comme une explication à l’histoire. Est-ce que ça peut être aussi la voix de l’auteur, qui se questionne et qui demande, et demande encore ?
Y. L. : Quelque part, oui. Pour moi, dans ce texte, je ne voulais pas, comme dit René Char, donner des preuves mais laisser des traces. Je ne sais pas, c’est peut-être ma vérité, ou une partie de ma vérité que je découvre là. Je dis toujours que, pour moi, c’est un voyage intérieur de faire ce livre, de l’écrire […]. Parce que, pour moi, il fallait peut-être résoudre l’énigme d’habiter. […] C’est pour ça que j’ai mis, d’ailleurs, quinze ans pour passer d’une nouvelle de trois pages à 276 ou 280 pages. […]
M. R. : Quinze ans qui sont faits de quoi ?
Y. L. : En fait, je pense que mon exploration de ces terres intérieures a été plus profonde. Cela m’a demandé, comme on dit en Haïti, d’avoir les pieds poudrés par la poussière des routes, aller sur place, écouter, essayer de comprendre et passer d’une culture […] judéo-chrétienne, occidentalisée, à une autre culture. Le passage n’est pas simplement social, il est aussi culturel. […] Il faut mettre du temps pour faire ce genre de voyage et moi-même j’ai aussi évolué. […] C’est aussi un voyage littéraire. […] Il me fallait trouver les références, ensuite certainement les émotions et la mise en mots de tout ça… Comment faire ce chemin entre ombre et lumière ? Comment trouver ce chemin ? Oui, cela m’a pris du temps.
M. R. : Est-ce qu’il fallait créer, s’inscrire dans une langue nouvelle ? […]
Y. L. : Oui, parce que passer dans une autre culture, c’est peut-être trouver, tout en employant la langue française, le rythme, les sonorités […] et, en même temps, il fallait la langue créole […]. Parce que, comment dire ce monde sans passer par cela, par un autre rythme et [par] les sonorités du créole, [par] les sonorités des chansons vaudou aussi qui ponctuent quand même le texte du début à la fin ?
[…]
M. R. : Pourquoi est-ce que vous êtes allée du côté du monde rural ? Qu’est-ce qui vous attirez ? Qu’est-ce qui n’était pas dit encore par vous dans vos romans ?
Y. L. : Peut-être une grande partie de ce qui s’est inventé en Haïti au XIXe siècle, après l’indépendance. [Ce] qui explique la cohérence, la force de cette culture, qui a eu une façon d’occuper l’espace […], une façon de cultiver la terre, des relations hommes-femmes, le développement d’une stratégie de survie […] et aussi cette stratégie de l’invisibilité, pour échapper à toute prise de ceux qui viennent de l’extérieur. […]
M. R. : C’est une humanité, bien que pauvre, invisible et muette – puisque le conseil d’invisibilité, c’est aussi un conseil de silence –, n’est pas une humanité sans joie ni sans jouissance. […]
Y. L. : Il n’y a pas de misérabilisme dans le texte, je montre une humanité qui se déploie, qui se décline, d’une certaine façon, avec ses codes […], avec ses joies, ses contradictions aussi, ses bassesses, ses grandeurs. […]
M. R. : Il semble que les corps soient extrêmement présents, extrêmement variés […]. Est-ce que vous diriez que la situation et l’histoire d’Haïti font des corps particulièrement emprunts d’histoire, qu’il faut lire comme des livres ouverts ?
Y. L. : Absolument. Déjà, prier les dieux… On ne les prie qu’à travers les corps. […] Le corps, il est robuste. […] Le corps porte l’histoire, aussi. […] »

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