FRANCE INTER, « Totémic », Rebecca Manzoni, jeudi 16 février 2023


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Eve, Stéphanie, Corinne, Lucie, Lola : 12 femmes en tout, âgées de 15 ans, 30 ans ou plus de 70 ans. 12 portraits de femmes comme autant de façons de vivre l’âge, le sexe, les désillusions, les espoirs. Elles sont au cœur du premier roman « Pleine et douce », écrit par Camille Froidevaux-Metterie.

Elle est philosophe, chercheuse, professeure en sciences politiques à l’université de Reims Champagne-Ardenne et aujourd’hui, elle est romancière.

Un premier roman, donc, qui réunit 12 femmes de la naissance à la vieillesse pour que s’incarnent les changements de la condition féminine sur trois générations. Pour faire le récit de ce qui se transmet. Ou non.

Il y a donc celle qui a les boules de voir son ventre faire des plis. Celle qui envisage de jouir dans le local syndical d’un tribunal. Celle qui souffre d’un cancer du sein ou encore celle qui déclare ceci :

Je ne veux ni hydrater ni unifier ni lisser ni raffermir ni dépigmenter ni sébo-réguler ni réparer ni stimuler ni redensifier ni raviver ni affiner ni regalber ni repulper, allez-vous faire foutre avec vos promesses à la noix, laissez–moi me défaire en paix.

Féminisme et rapport au corps féminin

Camille Froidevaux-Metterie explique au micro de Rebecca Manzoni qu’il y a eu plusieurs périodes, certaines durant lesquelles le corps a été au premier plan dans les combats féministes, et d’autres lors desquelles il a été complètement mis de côté. Dans les années 1970, le corps est au centre de toutes les revendications, avec notamment les droits reproductifs, la contraception, le droit à l’avortement, ainsi qu’une forme de première révolution sexuelle. On dénonçait le mythe de l’orgasme vaginal, et le clitoris était déjà connu, surtout par les femmes.

Dans les années 1980-90 et 2000, il n’était plus question du corps des femmes. Les femmes étaient occupées à investir le monde social et professionnel et pour ce faire, il fallait qu’elles deviennent des hommes comme les autres et donc qu’elles fassent comme si elles n’avaient pas de corps. C’est bel et bien le lieu par excellence de la domination masculine. Donc il y avait un enjeu de libération à s’en débarrasser d’une certaine façon.

Et puis, depuis le début des années 2010, on assiste à ce que la philosophe a appelé la bataille de l’intime, qui est un moment de relance très intense de toutes ces thématiques corporelles.

Son entrée en féminisme

Camille Froidevaux-Metterie est entrée en féminisme par des thèmes quasiment antagoniques, puisque ce sont les thèmes de la maternité et du souci esthétique qui l’intéressaient, quand elle a commencé à réfléchir à ces questions. C’était dans les années 2010-15 et elle a constaté qu’il y avait quelque chose qui grinçait, comme elle l’explique : « Ce qui m’intriguait, c’est qu’il y avait une forme d’unanimité sur la question, par exemple, du souci que les femmes prennent de leur apparence dans le champ féministe. ‘Voilà une femme qui se donne tant, qui s’occupe tant de son physique, c’est qu’elle est totalement soumise aux diktats patriarcaux.’ Et moi, je trouvais que dans l’expérience vécue que j’en avais personnellement, et puis autour de moi, d’autres femmes, il y avait quelque chose d’autre. Je me disais aussi peut-être qu’on pourrait faire le crédit aux femmes d’une forme de réflexivité, leur reconnaître cette capacité de tenir à distance les normes et puis de jouer avec, de se les approprier. »

Elle ajoute que chacune a une histoire singulière avec son corps, et qu’il faut la prendre en compte : « Moi-même, je me maquille tous les matins, je ne peux pas sortir dans la rue sans être maquillée. Bon, j’aimerais bien pouvoir, mais c’est comme ça parce que je me suis construite justement dans ces années de mon adolescence. Et c’étaient aussi les années new wave, avec le teint très blanc, les lèvres très rouges et des yeux très noirs. Dans ma famille, ce n’était pas du tout bien vu. Et donc c’est une forme aussi d’affirmation de moi. Et c’est ce qui m’a aidée aussi à me construire et à développer une relation à mon propre corps qui soit – ça n’a pas été simple et ça ne s’est pas fait en quelques années – disons la plus sereine possible. »

Elle a cet a priori qu’elle considère comme un a priori féministe de dire que ce qu’une femme fait de son apparence a à voir avec sa propre histoire, avec son propre corps. Cette histoire, on ne la connaît pas. Il faut lui faire le crédit de sa propre réflexivité : « On a toutes quelque chose à faire de notre image. On s’en débrouille, on fait comme on peut. Il y a quelque chose aussi qui peut advenir de l’ordre de la libération, qui passe par cette façon qu’on a chacune de façonner son apparence. »

Maternité et féminisme

La philosophe en est venue à s’intéresser au féminisme par le thème de la maternité : « Je me suis tout de suite rendu compte que cette question de la maternité n’était pas un sujet féministe. Ou alors pour en dire que c’était l’aliénation des aliénation dans une veine post-beauvoirienne un peu simplifiée. Et ça m’a quand même intriguée. Donc j’ai commencé à y réfléchir un petit peu par moi-même, jusqu’au jour où, notamment parce que j’avais découvert dans la pensée phénoménologique chez certaines féministes américaines des propositions que je trouvais hyper stimulantes, notamment qui revisitaient cette question de la maternité et qui en faisaient le lieu d’une émancipation possible. Je me suis dit que je pouvais peut-être contribuer à la discussion à partir de cette proposition qui consiste à remettre le corps au centre pour évidemment démonter tous les mécanismes qui en font un lieu d’aliénation et d’objectivation, mais aussi pour repérer comment il peut devenir un lieu d’émancipation, un lieu de libération, puis un lieu aussi de rapport au corps libre et joyeux. »

Elle tient à préciser : « Si ces sujets m’intéressent, ce n’est pas pour faire des organes génitaux féminins par exemple le lieu indépassable de la féminité, ni même encore moins de faire de la maternité l’espèce d’accomplissement ultime que toute femme devrait absolument vivre. Absolument pas. J’estime que tous les choix sont ouverts aux femmes, y compris le choix de la non-maternité. Et puis, je pense par ailleurs que ni les organes génitaux ni les processus physiologiques qualifiés de féminin ne définissent ce qu’est être une femme. Pour dire les choses comme je les pense : une femme trans est une femme. »

Son roman

Elle, qui était habituée à écrire des essais, a fait de belles découvertes en se lançant dans l’aventure romanesque : « Il y a quelque chose d’autre qui se joue dans l’écriture littéraire, qui vient en quelque sorte ouvrir un espace de liberté, de réflexion, où des choses nouvelles me viennent à l’esprit, où des déploiements viennent me surprendre, comme si mes personnages m’avaient entraînée quelque part sans que je ne m’en rende compte. »

Dans ce livre, elle ne donne la parole qu’à des femmes : « J’avais envie de la donner aux femmes. Parce que j’avais envie surtout de cette pluralité de voix et de travailler cette singularité des voix féminines, aussi différentes et singulières soient-elles, qui forment un ensemble commun, comme un chant choral qui entonne le refrain qui est celui de l’émancipation. »

Dans ce livre choral, il y a douze femmes, sur trois générations. Les voix sont donc multiples et elle met en scène les débats – même à l’intérieur du féminisme – entre les différentes générations, sur ce qu’elles défendent et souhaitent mettre en avant. Camille Froidevaux-Metterie : « On est dans une période tout à fait enthousiasmante et très intense du point de vue du féminisme. Mais il y a aussi des lignes de fracture. J’ai observé une forme de crispation, de distance, voire de mépris, parfois entre générations de féministes. Donc, dans le roman, il y a un personnage qui s’appelle Colette, qui n’a pas loin de 80 ans, qui vit avec d’autres femmes, vieilles elles aussi, dans une petite communauté au fin fond du Berry, et qui accueille des jeunes féministes, avec joie, parce que Colette se réjouit de voir que les choses redémarrent. Et puis il y a aussi une forme de distance amusée. Si ces jeunes femmes ont envie de venir lever leur cup menstruelle à la pleine lune, ça les regarde. Mais Colette, elle, leur racontera comment c’était une telle libération de ne plus avoir ses règles. »