LA LIBRE BELGIQUE, Geneviève Simon, mardi 31 octobre 2023


Après avoir dit, dans Le Dernier Mouvement, avec autant de sobriété que de force la solitude de Gustav Mahler au crépuscule de sa courte mais riche existence, Robert Seethaler (Vienne, 1966) nous emmène dans la Vienne d’une époque qu’il n’a pas connue, et pour laquelle transparaît pourtant sous sa plume quelque nostalgie. Au milieu des années 60, Robert Simon, orphelin de guerre qui, jusque-là, travaillait au marché des Carmélites, décide de reprendre un café abandonné de ce quartier qui « comptait parmi les plus pauvres et les plus sales de Vienne ». Il est travailleur, n’hésite pas à ouvrir sept jours sur sept, et n’a d’autre ambition que d’accueillir au mieux ceux qui franchissent la porte de son établissement auquel, trop modeste, il ne peut envisager de donner son propre nom. Il est bientôt rejoint par Mila, une fille de la campagne qui vient de perdre son emploi à l’usine de confection toute proche, qu’il engage sans l’avoir prémédité.

Contemplatif
Au rythme des saisons, la vie du café prend forme, développant « peu à peu une sorte de personnalité et, au dire de Mila, quelque chose comme une âme ». Le temps d’un punch ou d’un café, accompagné ou non d’une tartine de saindoux aux cornichons, on peut y trouver quelqu’un  à qui parler, mais personne ne vous empêchera de vous taire. Espace de réjouissances ou repaire de paumés, selon certaines heures ou au gré des circonstances, ce lieu de vie palpite sous la houlette de Robert Simon  qui, à sa manière silencieuse et discrète, demeure avant tout un contemplatif. « Simon pensait à ses clients. Il savait étrangement peu de choses d’eux et pourtant il les connaissait si bien. Mais peut-être qu’au fond il ne connaissait personne. Même pas lui-même. Justement pas lui-même.»

Dans ce cinquième roman à être traduit en français, Robert Seethaler procède comme dans Le Champ, qui plongeait le lecteur au cœur de l’intimité des habitants dé- cédés d’un village. Cette fois, il jette son projecteur sur une communauté urbaine, à travers un quartier singulier. Se focalisant sur quelques individualités attachantes, aux traits parfois acérés mais toujours humbles, le romancier s’attache aussi à rendre l’atmosphère de Vienne, avec grâce et délicatesse. Une ville toujours marquée par les années de guerre, mais qui se transforme peu à peu.

Focalisé sur les petites gens comme sur les destinées silencieuses (dont celle de la veuve chez qui Simon a trouvé une chambre à louer), l’auteur nous livre, en certains chapitres distillés au fil de l’intrigue, le flux vif et désordonné des conversations du café en leurs rebondissements. Où se mêlent joyeusement rumeurs, on- dit, jugements à l’emporte-pièce et autres nouvelles sensationnelles.

Évoluant entre solitude (dont il souffre sans s’en plaindre) et sociabilité, Robert Simon est un personnage d’une dignité et d’une justesse exemplaires. La tendresse qu’a Robert Seethaler pour ses personnages est une nouvelle fois immense. Comme son talent à nous offrir des scènes aussi simples que fortes, le plus souvent très visuelles. À l’image de celle qui clôt le premier chapitre, alors que Robert Simon court comme s’il pouvait ne jamais s’arrêter.