LA MAGAZINE LITTÉRAIRE, Thomas Stélandre, avril 2016


« Vapeurs d’amours dans le désert mexicain »

« Un couple d’Américains file en voiture au milieu d’un grand nulle part, à la recherche de son fils disparu. Un roman atmosphérique et musical, une subtile variation sur le road-movie.

Des images nous traversent à la lecture du deuxième roman de Forrest Gander, des images de cinéma dont on a gardé en vrac quelques traces : Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni, Gerry de Gus Van Sant, plus récemment Valley of Love de Guillaume Nicloux. Dans ce dernier, Isabelle et Gérard répondaient à l’invitation de leur fils, reçue après son suicide, à se rendre dans la vallée de la Mort, en Californie, pour suivre un parcours minuté et peut être, in fine, le retrouver. Une mise en abyme moins légère qu’un millefeuille, mais aussi un tour de piste où le jeu se trouvait ramené à sa plus simple expression : deux comédiens en scène, une lecture, et le désert comme toile tendue, appel à la projection. La Trace rappelle ce procédé, dans lequel les montages en « papier kraft froissé » du Mexique sont le décor d’un voyage vers l’autre, ici ponctué de poèmes en points d’étapes.

Le roman tient ainsi du road-movie et, bon élève du genre, résulte d’une fuite. Dale et Hoa, couple middle class en milieu de vie, sont sans nouvelles de leur enfant, qu’on sait perturbé. Dale est professeur, Hoa céramiste. Chacun à son niveau caresse des reliques : il travaille sur Ambrose Bierce, l’écrivain et journaliste américain mort mystérieusement en 1913 ou 1914 dans la ville de Chihuahua après avoir rejoint la Révolution mexicaine ; elle aime l’idée que « des traces de vies infinitésimales soient prises dans la pierre et l’argile ». Le périple en Chevrolet doit apporter des réponses sur le mystère de la disparition d’Ambrose Bierce, en même temps qu’il pourrait éclairer l’absence du fils – mais rien n’est sûr. Les bribes de souvenirs ne sont pas des preuves et les accusations restent suspendues […], manière de dire qu’il n’y a pas de cérité toute tracée, seulement des pistes que la pudeur empêche d’emprunter. […] Quand le voyage devient trop lourd, ils prennent un raccourci à portée métaphorique. La voiture bifurque, et le récit avec elle.

La Trace s’ouvre sur la terrible agression d’un couple, sans lien apparent avec la balade mélancolique de Dale et Hoa. Cette scène inaugurale reste toutefois en mémoire du lecteur comme un avertissement. Lorsque la Chevrolet tombe en rade, nos personnages, immobilisés, semblent rattrapés par les réalités et les fantasmes que le Mexique brasse pêle-mêle. Contre la « chorégraphie familière de la vie à deux », La Trace échange une danse de la survie hallucinatoire qui prend une dimension expiatoire, peut-être salvatrice. Que les démons habitent les cauchemars ou s’incarnent dans les narcotrafiquants, il est toujours affaire de survie. Pas seulement pour soi-même, mais pour l’autre, à travers l’autre. […]

La Trace témoigne d’un art de l’économie, d’un sens de la musique et du rythme. L’œuvre romanesque a semble-t-il digéré une œuvre poétique qui n’apparaît plus que par hoquets d’une page, en ouverture de chaque partie. Pour autant, la poésie est partout dans ce chant d’amour. Que va-t-on chercher dans le désert ? Probablement à en sortir. »