LA NOUVELLE QUINZAINE LITTÉRAIRE, Norbert Czarny, 16 au 28 février 2015


« Sentiers de mémoire »

« On ne sait quel sens donner à certains souvenirs tant leur violence, parfois, marque le temps. C’est une réflexion de l’héroïne et narratrice, dans les dernières pages de Chemins, une réflexion qu’elle se fait dans une cour d’école silencieuse, non loin des bords de Loire, en été.

La violence dont il est question surgit dès la première page du roman avec l’arrivée d’un homme dans la maison qu’habitent la narratrice et sa mère. […] Il est l’envahisseurl’étranger. Dans la rue passent les vrais envahisseurs. On est en 1941, l’enfant a trois ans ; elle ne comprend pas que sa mère la retienne quand défilent les soldats allemands. La vie des deux femmes est surtout perturbée par ce retour du mari et père. […] Devenue adulte, la narratrice cherche à savoir qui il est. Elle dispose de peu d’indices, hormis ses souvenirs et la présence d’un roman, très important pour lui : Scènes de la vie de bohème. L’image de ce père lui revient alors qu’elle est assise à la terrasse d’un café et que, non loin d’elle, un homme dont l’allure et le comportement lui semblent étrangement familiers lit, à l’écart de tous, ce roman d’Henry Murger. Le voyage commence.

Voyage dans l’espace d’abord. Des amis prêtent à la narratrice une maison. Ces amis faisaient partie de la petite bande d’idéalistes qui rêvaient de changer le monde et qui se retrouvaient à Coutry. […] Ce couple a abandonné la maison de Coutry pour une autre, un peu plus loin. L’ héroïne hésite ; elle est embarrassée par cette offre et tarde à rejoindre ce nouveau lieu. Le titre du livre, Chemins, prend alors son sens. Ce pluriel évoque des sentiers, des bifurcations et des digressions, des haltes, et donc des rencontres. On se laisse porter ou emporter, parfois en marchant, parfois en prenant un petit train qui s’arrête dans toutes les gares d’une province silencieuse, quelquefois en longeant un canal et ses péniches. Un hôtelier galant, un pêcheur un peu mythomane, un couple de mariniers qui semble sorti de L’Atalante de Vigo (ou du Baron de l’écluse avec Gabin), un chien, les grands-parents de la narratrice, Mathilde et Léon, surgis de sa mémoire, voilà quelques protagonistes de ce roman qui chemine non loin du fleuve, dans le centre de la France.

En contrepoint et en écho, le père et son opacité, sa dureté, le père face à la mère, avec l’enfant comme témoin. […] Rarement dans un roman de Michèle Lesbre on a senti pareille souffrance. Jusque dans la sécheresse des phrases en italique qui racontent l’histoire morcelée du père.

Les errances de la narratrice n’en sont que plus douces. Comme si le présent qu’elle raconte, les bords de la rivière, les chambres d’hôtel au papier défraîchi, la présence de Palmas, le chien qui l’accompagne soudain, apaisaient la douleur de cette enfance. […]

Dans les textes de Michèle Lesbre, des livres circulent ou servent de mots de passe. Celui de Murger en fait partie, mais aussi, tandis qu’elle est invitée dans la péniche qui glisse sur le canal, un Bassani. Plus tard, la narratrice apprend la mort de Jean-Claude Pirotte. Il est minuit depuis toujours est le titre d’un de ses derniers récits. Le poète aurait pu écrire que les rêves sont aussi ce que nous sommes, même si cela ne se voit pas. C’est la narratrice qui le dit à son ami pêcheur un peu mythomane. Chemins confond passé et présent en une prose poétique ressemblant à l’eau d’une rivière. Les repères s’effacent. Appelons cela le charme. »