LA VIE, Marie Chaudey, mercredi 10 janvier 2018


« Quand un écrivain talentueux se saisit d’un genre, c’est pour mieux le détourner en le pliant à ses désirs. La romancière haïtienne Yanick Lahens ouvre son récit sur la mort d’un juge intègre : une lettre déchirante parvient à l’épouse de celui qui se savait menacé par des tueurs à gages. Mais trouver les assassins et résoudre l’affaire n’est pas l’objectif premier de ce polar singulier, dont l’intrigue est avant tout prétexte à montrer comment survit désormais Haïti, une île presque intégralement aux mains de criminels, un système politico-économique tout entier gangrené par la corruption et le sauve-qui-peut. Yanick Lahens compare son pays à une voiture abandonnée au bord de la route, sur laquelle « chacun s’est servi au gré de ses besoins ». Dans son récit choral, elle donne voix aux habitants du chaudron qu’est Port-au-Prince, aux gueux comme aux riches mafieux de la drogue, à la fille du juge comme à l’homme de main, au jeune poète famélique, mais aussi au vieil esthète original, à l’apprenti avocat ambitieux, au journaliste étranger ébahi. Végéter ou s’enrichir ? Garder son âme ou gagner un 4×4 ? Soutenir ou trahir ? Rester ou partir ? De son écriture ardente, aiguisée par la connaissance charnelle de sa ville, Lahens parvient à composer une rhapsodie sauvage et brutale, où les seuls instants pacifiés sont ceux qu’on partage entre amis autour d’un repas tendrement préparé et ritualisé, où l’intensité est le mode majeur, jusqu’à riper vers cette « douceur suraiguë » unique à Port-au-Prince, « démesure de douleur, démesure de poésie ». »