LE FIGARO LITTÉRAIRE, Isabelle Spaak, jeudi 6 avril 2023


Les messagères ailées

Un roman fiévreux sur la révolte des ouvrières des soieries de Lyon en 1869.

Mais comment fait-elle ? Comment Maryline Desbiolles parvient-elle à se glisser avec tant de grâce, de délicatesse et tout autant de force et de rage dans les plus intimes pensées et les corps des quatre jeunes ouvrières qu’elle a décidé de sortir de l’oubli ? Quatre « ovalistes »,c’est-à-dire des femmes sans aucune qualification, extirpées de leurs campagnes pour servir de main-d’œuvre à bas prix dans les soieries de Lyon. Elles y sont chargées d’alimenter les bobines ovales qui moulinent ensemble les brins de soie à l’état naturel afin de les consolider avant qu’ils soient envoyés à teindre et à tisser. Une tâche ingrate, épuisante, réalisée debout douze heures par jour avec interdiction de s’asseoir, « à piétiner devant l’ovale du moulin » dans le bruit, la poussière, et l’odeur sucrée des longs fils de bave durcie secrétée par les chenilles. Œdèmes, ulcères. Les jambes des travailleuses ne sont que plaies.

Quant à leur âme, elle ne vaut pas beaucoup mieux. Anéanties de fatigue, et de misère. Sans même trouver de repos la nuit puisqu’elles sont logées au plus près des moulins dans des gourbis fournis par leur patron. Elles y partagent la soupe et la couche avec leurs compagnes, souvent à deux par lit. Tant d’épuisement, tant d’abnégation pour gagner à peine de quoi survivre et, bien sûr, bien moins que les hommes.

Endurance et solidarité

La grande beauté de ce court texte qui virevolte et danse au fur et à mesure que les corps s’épuisent est d’avoir honoré ces figures exsangues en las imaginant aussi vives que des coureuses de relais. Cette discipline existe depuis l’Antiquité lorsque les messagers se transmettaient des missives jusqu’à la destination finale. Une pratique faite d’endurance et de solidarité à laquelle, bien sûr, ces jeunes femmes n’ont pas accès. D’autant moins en 1868, quand débute ce livre. Car, en ce temps-là, ni autorisation de courir,  ni sport au féminin. Qu’importe pour l’auteur de Charbons ardents. Elle, l’écrivain des chuchotements de l’enfance, de cette époque où tout est permis, où nous, filles que nous sommes, ne demandions pas l’autorisation tralalala – quitte à se faire punir -, elle met toute la grâce de son écriture au service de ses héroïnes avec un scénario à leur mesure.

Les filles ne vont plus au bal, elles sont trop épuisées ? Cette course imaginaire leur permet de se libérer, de courir vers un dessein qui les soulève de terre : celui de faire grève. Cesser le travail, revendiquer des conditions moins pénibles (dix heures au lieu de douze) et 2 F par jour au lieu de 1,40 F (les hommes en réclament 3), avoir du temps à soi. D’assemblée générale en débrayage, nous les accompagnons durant ces journées exaltées de l’été caniculaire de 1869. Une fronde telle qu’elle arrive aux oreilles de Marx qui souhaite inviter l’une d’elles à Bâle au congrès de l’Internationale des travailleurs. Refus catégorique de Proudhon. Mais que s’imaginent-elles ces gourgandines ? Ce qu’elles imaginent ? Tout simplement qu’elles peuvent relever la tête et commencer à rêver. À l’image du rythme de ce roman si fiévreux qu’il nous donne des ailes.