LE FIGARO LITTÉRAIRE, Mohammed Assaïoui, jeudi 14 mars 2024


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L’Oiseau des Français, de Yasmina Liassine : partir ou revenir
Un premier roman aux allures d’épopée qui évoque les liens mêlés entre la France et l’Algérie.

Il est rare de lire un véritable roman qui a également la puissance d’un livre d’histoire et décrypterait les liens mêlés entre la France et l’Algérie – mais une histoire qui serait regardée et écrite à hauteur de femme, une enfant issue de ce qu’on appelle un « mariage mixte ».

Yasmina Liassine signe son premier roman, mais il a les accents de la maturité car, dès le début, on sent qu’elle sait de quoi elle parle, au plus profond de son être et de son récit. Sa force est qu’elle garde une vision juste, large, pleine de nuances. Sans doute, sa filiation – un père algérien, une mère française — lui permet-elle d’embrasser plus grand et moins manichéen.

Il lui a fallu du temps pour prendre la plume, elle a attendu des années après avoir quitté Alger, où elle a grandi et étudié, avant de s’installer en France. Cette distance géographique et temporelle a été nécessaire pour tenter de reconstituer le puzzle de son histoire et de celle de ses parents. La narratrice l’explique bien : « Aujourd’hui que je vis en France, que j’ai quitté Alger depuis plus de trente ans, il me semble étonnant de m’être posé si peu de questions sur le temps d’avant, ce temps de la France qui datait de moins de dix ans, mais sans doute est-ce parce que l’enfance, c’était le temps de l’éternel présent, saturé de sensation et d’impressions. »

Il faut le souligner, c’est superbement bien écrit : « Car rien ne disparaît vraiment, ni les sentiments mauvais ni le reste. » Et la romancière d’enchaîner: « Oui, aujourd’hui je le vois clairement: nous vivions sur des vestiges, peut-être même des ruines, et nous n’en savions rien. » Elle parle, de manière incroyable, de fracas et de terreur inaudibles, évoque avec empathie le sort des pieds-noirs, non sans oublier de rappeler les desseins funestes du maréchal Bugeaud. Elle note également que l’Algérie, c’est aussi saint Augustin et Albert Camus, et tous les Juifs illustres, dans le pays depuis plus longtemps que les Arabo-Musulmans.

« Une langue d’amour et de partage »
Yasmina Liassine pousse son introspection dans le champ de la langue, et là aussi il y a à dire, tant tout est complexe, incohérent, surréaliste. N’écrit-elle pas « nous grandissions et à l’école française nous apprenions l’arabe dit “classique”, c’est-à-dire moyen-oriental. De cet apprentissage, il n’est jamais rien sorti, que de la douleur et de l’échec, en tout cas il n’est jamais sorti ce que nous avons espéré toute notre vie durant : une langue d’amour et de partage (…) » ? Bien sûr, il y a une errance, une forme de souffrance qui n’est jamais explicitement exprimée, mais de la beauté aussi, quand la narratrice fait appel aux sensations, aux secrets et aux paroles échangées, aux fleurs, à des anecdotes savoureuses dont la dinde baptisée «l ’oiseau des Français » parce que c’était un plat de Noël. Cette beauté, il y en a partout des traces, en Algérie comme en France, dit-elle. Elle confie aussi que, depuis longtemps, quand elle prend l’avion entre Paris et Alger, et quel que soit le sens du voyage, elle ne sait jamais si elle en train de partir ou de revenir… Et c’est comme si elle écrivait l’histoire intime des relations franco-algériennes. Son roman prend alors l’allure d’une épopée.