LE FIGARO LITTÉRAIRE, Sébastien Lapaque, jeudi 11 janvier 2024


Par amour de l’art
Le récit de l’éducation sentimentale d’un artiste en herbe et de son mentor, le plasticien Christian Boltanski

« Marcel Duchamp était fils de notaire, le sais-tu, lui et ses deux frères, chacun dans son genre, sont devenus des artistes. » À trois décennies de distance, le héros du troisième roman de François Jonquet entend encore la réponse libératrice de Christian Boltanski – un protagoniste autant réel que rêvé du livre – dans son atelier des Beaux-Arts de Paris. En parlant ainsi, l’artiste-professeur se souvenait peut-être qu’André Breton, rencontré à l’orée de son âge d’homme, était fils de gendarme. « Vous avez l’air très gentil. Ne devenez pas artiste. Ils sont tous méchants. C’est un sale milieu », lui aurait conseillé le pape du surréalisme. Christian Boltanski, lui, n’a pas tenté de détourner de sa vocation le fils de bourgeois venu se présenter tout tremblant quai Malaquais.

Cet apprentissage dans une relation équilibrée entre un maître universellement renommé grâce aux montagnes de «vêtements de la mémoire» qu’il a érigées dans toutes les villes du monde, et son élève inconnu est tout le sujet du roman de François Jonquet, rédigé à la première personne du singulier, même quand cette histoire généreuse, féroce et drôle n’est pas tout à fait la sienne. Dans une typologie restée fameuse, George Steiner a naguère distingué trois modèles de la relation du professeur à son élève: le maître asservissant son disciple, le disciple tuant son maître et l’échange réciproque entre le maître et son disciple dans une relation de confiance qui confine à l’amitié et enfin à l’amour.

« Désert créatif dépressif »

De fait, De plomb et d’or est une histoire d’amour. Dans une langue précise et belle, François Jonquet y entremêle l’éducation sentimentale et l’éducation artistique d’un « grand homme de province à Paris » nouvelle manière nommé François Jonas.

Tout commence dans les pages du Lagarde et Michard XXe siècle, où le jeune Jonas est happé par le mot de Jarry sur le monde qu’il avait pour vocation d’explorer: « un univers supplémentaire de celui-ci ». Au tréfonds du narrateur, la fusée pataphysique a provoqué un tremblement de terre, longtemps avant sa rencontre avec Christian Boltanski. « Oui : les mots pour le dire, je les avais désormais. » Sa vie durant, ils vont lui servir à traverser les orages et les nuits, le « désert créatif dépressif ». Un univers supplémentaire de celui-ci…

Aux Beaux-Arts de Paris, le plasticien dont les œuvres ont fait les délices des visiteurs de la Documenta Cassel – une exposition allemande d’art contemporain qui arrachait des rugissements de lion trépané à Philippe Muray – lui a permis d’approfondir cette image grandiose. Le maître a appris à son élève que bâtir une œuvre, c’était créer une vie à côté de la vie ; une vie en plus de la vie, organisée « à frais nouveaux » comme le craquent, le criaillent et le jasent des perroquets salariés sur les écrans de contrôle de nos vies simplifiées ; une vie complexe et surprenante ; une vie que l’on peut (et que peut-être l’on doit) voir à la place de l’existence de chacun d’entre nous. Ici, l’on aura compris la métaphore alchimique qui donne son titre à l’ouvrage.