LE MATRICULE DES ANGES, Dominique Aussenac, novembre-décembre 2022


L’exil peut être intérieur, certes, mais le vrai, celui qui sépare du pays d’origine déchire des êtres, des familles sur plusieurs générations. La Géorgie appartint au bloc soviétique jusqu’en 1991. Moscou dans les années 60 et 70 est le passage obligé d’une mère et de ses filles exilées à Paris, en vacances chez leurs aïeux. Chaque été, des douanières les humilient. «Voilà, les Géorgiennes, dit la plus âgée. La phrase, prononcée en russe, grinçante. Kessané appréhende la suite. On l’attrape par le bras, on la sépare de leur mère et on les entraîne, elle et Tina, dans la pièce sans fenêtre. « Ce sont des enfants » dit Daredjane, leur mère, en russe, avant que la porte ne se referme. » Toute victime de brimade à l’instar de tout étranger doit apprendre à se reconstruire. C’est à cette reconstruction, puis à une destruction que cette histoire d’amour gigogne entre deux pays, deux couples, nous convie. L’idylle qu’a vécue Daredjane, danseuse du Ballet de Géorgie et Tamaz, passionnée, romantique dans Paris, s’emboîte dans celle de leur fille Kessané, journaliste, vingt ans plus tard. Puis, les grands-parents décèdent, ainsi que Tamaz. Après deux guerres, la Géorgie morcelée perd tour à tour l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. L’harmonie familiale se rompt, laissant Daredjane s’aigrir et ses filles se déchirer.

La force de ce roman, c’est d’abord la simplicité de son écriture, un peu comme celle d’Annie Ernaux, une écriture de la quotidienneté avec ses petits riens, ses non-dits, ses silences. Kéthévane Davrichewy écrit avec l’écume que laissent les sentiments et les passions, elle la tend, la distend, l’effiloche. L’écume a parfois des grumeaux, elle ne les cache pas. « Il était de plus en plus fatigué, il ne la touchait plus, elle lui en faisait la remarque. « À nos âges » la taquinait-il. Elle n’avait plus envie de rire, elle le trouvait soudain déloyal. « J’ai chié du sang », avait-il déclaré crûment. »