LE MATRICULE DES ANGES, Jérôme Goude, mai 2016


« Douleurs sororales »

« À travers le mal existentiel de deux sœurs, Yanick Lahens donne à voir, entendre et ressentir la solitude d’Haïti. Réédition.

Comme imprégnées de l’encre de la nuit haïtienne, des voix surgissent pour dire l’insoutenable de l’attente, le poids de la haine et l’impuissance des corps abandonnés à la cruauté vertigineuse du dehors, de la faim. À l’affût des blessures embryonnaires de l’aurore, deux sœurs – Angélique et Joyeuse Méracin – tentent de conjurer l’angoisse d’une perte annoncée. Chacune, dans l’espoir du retour de leur frère Fignolé, raconte alternativement la rage contenue et la trahison, la survivance du désir féminin sur une île où la mort voyage plus vite que les nouvelles, dépêches et flashes de dernière minute.

[…] Yanick Lahens s’engouffre dans les bas quartiers du noir-humiliation. Et pénètre le cœur de cette barbarie qui prend le visage de la Loi.

À Port-au-Prince, là où les vies se tiennent en équilibre instable entre bouges, immondices et cadavres, le jour se lève à peine que, déjà, des scènes d’émeute sont redoutées. Jean-Claude Duvalier, fils de Papa Doc, règne ; des femmes se battent, toutes griffes dehors, pour quelques litres d’eau. Dans l’une des maisons en dur, tordues, à moitié achevées, à moitié peintes et qui exhibent leurs tripes de métal, Angélique Méracin psalmodie quand, bientôt, Joyeuse exhalera des senteurs de jasmin et d’ylang ylang. Tout semble concourir à ce que chaque chose consente à l’ordinaire. Gabriel, le fils bâtard d’Angélique, dort encore. Leur mère, souveraine en déclin désormais bien au-delà des abîmes d’une existence pleine de pluie, de feu, de sang et d’apparitions, ignore encore que Fignolé s’est absenté la nuit durant. Qu’il n’est pas rentré…

Jeune rebelle habité de poésie, fou de musique, ce dernier rêve de la Révolution, cite Maïakovski et s’adonne au pillage de maisons cossues avec une bande d’amis. Jadis, âgé de 13 ans, ne fut-il pas le témoin malencontreux d’un incident opposant l’aide-comptable d’un journal censuré et un tonton macoute passé maître dans l’art de la torture ? Angélique et Joyeuse, femmes de trop de mots, grosses de silence, savent ça, le commencement de la fureur, de la révolte, chacune à leur manière. Elles qui, pour mulâtres et fils naturels du conquérant fornicateur, sont réduites à un simple appareil distinctif : deux seins et un vagin. C’est qu’en Haïti soumis et perdants se [croisent] dans une commune humiliation.

Par son extrême poéticité, au gré du chassé-croisé de monologues intenses, La Couleur de l’aube, n’est pas sans rappeler Au cœur de ce pays. À l’instar de J.-M. Coetzee, le récit de Yanick Lahens sonde le corps féminin, ses pulsions contradictoires. Le silence de Fignolé, cet enfant têtu d’une terre qui entend fermer les yeux sur ses forfaits, est le vide à partir duquel et Angélique et Joyeuse vont s’autoriser la parole. Toutes deux, qu’a priori tout oppose – l’une, austère, s’enlisant dans la misère quotidienne de l’unique hôpital public de Port-au-Prince ; l’autre, lascive, travaillant dans un magasin de luxe –, traverseront ensemble le visage de la nuit pour célébrer la mort qui est éternelle et encercle à jamais la ville.

Une communauté de douleurs et de deuil : voilà bien ce dans quoi vont se rejoindre les différents protagonistes de La Couleur de l’aube, le lecteur avec, peut-être. »