LE MONDE DES LIVRES, Émilie Grangeray, vendredi 4 juin 2010


« L’Antarctique », de Claire Keegan : l’humanité tragique de Claire Keegan

« Saluée comme une des voix importantes de la jeune génération irlandaise – même si ses textes rappellent davantage ceux de Tchekhov ou de l’Américaine Flannery O’Connor -, l’auteur fait preuve d’une impressionnante maîtrise.

Claire Keegan est fascinée par le genre humain. S’il est question, dans ses nouvelles, de lâcheté et de culpabilité, de douleur ou de cruauté, l’Irlandaise précise : « Je ne pense pas en termes de thématiques mais de relations humaines. » Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a un sens aigu pour rendre compte de tout ce qui nous anime, nos plus bas instincts comme nos plus absurdes chimères.

Dans la nouvelle inaugurale, une femme qui se croit heureuse en ménage décide d’avoir une aventure avant d’être trop vieille. Dans « L’Amour dans l’herbe haute », Cordelia a connu « le grand frisson », mais l’homme était marié, et c’est sa femme qu’il emmenait à Lisbonne quand elle-même n’avait droit qu’à une ville du Limerick dont la seule industrie était son abattoir. Dix ans après la fin de leur liaison – l’épouse a découvert le pot aux roses -, il lui donne rendez-vous, mais les retrouvailles ont un goût amer : « Quand il arrive, il ne tend pas la main vers elle, mais se tient là comme s’il était arrivé trop tard sur les lieux d’un accident, sachant qu’il aurait pu faire quelque chose si seulement il était venu plus tôt. »

De même, les retrouvailles entre Betty et Louisa, deux soeurs que tout oppose, sont pour le moins complexes. La belle Louisa, mère de deux enfants, vit apparemment dans le luxe, alors que Betty veille, depuis la mort de son père, sur la maison familiale. Et Claire Keegan de nous interroger : que sont nos rêves devenus quand on se retourne sur le passé ? Le personnage de « L’Amour sous l’herbe haute » pourrait donner un semblant de réponse : « C’est toujours les gens mariés qui pleurent aux noces. Ils connaissent la différence entre les serments et la vie. »

Pessimiste ? Claire Keegan se refuse à commenter. Tout juste admet-elle que ses personnages n’ont pas l’existence dont ils rêvaient, « mais n’est-ce pas notre lot commun ? Ce qui m’intéresse, c’est le pétrin dans lequel on se met. Les conséquences de nos actes. La façon dont on essaie de s’en sortir. Peu importe qu’on y arrive ou non. »

Et si nombre de ses personnages semblent avoir renoncé (« Deux soeurs »), d’autres se démènent pour trouver une issue. Ainsi, dans « Les Hommes et les Femmes », la mère et la fille auront le courage de se rebeller contre le rôle qui leur est assigné. Et puis, ne faut-il pas essayer d’affronter le passé pour en triompher (« Brûlures ») ? Ou « regarder le pire en face pour être paré contre tout » (« Orages ») ? Chez Claire Keegan, rien n’est léger ni facile.

Pas plus pardonner (« La Soupe aux passeports ») que rompre avec les conventions : « Les filles irlandaises devraient rester dans leur pays et élever correctement leurs fils, nourrir les poulets, couper le persil, tolérer le vacarme du match du dimanche », écrit-elle dans « Drôle de prénom pour un garçon ».

Antarctica est le premier des deux recueils de nouvelles que Claire Keegan a publiés à ce jour. Saluée comme une des voix importantes de la jeune génération irlandaise – même si ses textes rappellent davantage ceux de Tchekhov ou de l’Américaine Flannery O’Connor -, l’auteur fait preuve d’une impressionnante maîtrise. Avec une intelligence fine qui ne laisse place ni aux clichés ni aux généralisations, elle donne à voir, dans un style tranchant – sans jamais juger ni condamner – nos petits arrangements avec la vie. Et c’est tragiquement juste. »