LIBÉRATION, Claire Devarrieux, jeudi 3 juin 2010


Les couples de Claire Keegan se débattent dans L’Antarctique

« Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Mais une nouvelle ? Les nouvelles de Claire Keegan sont à la fois parfaitement closes, et rêveuses. Elles respirent. Elles ne disent pas tout. Elles laissent entrevoir. Le cauchemar d’une jeune fille au pair, un désir de gamine, un abîme de solitude comblé par le travail, la culpabilité d’un père. Ce goût pour la suggestion n’est pas seulement d’ordre littéraire. Claire Keegan, dont l’Antarctique est le premier recueil, paru en 1999, est persuadée que le non-dit, le sous-entendu, sont à mettre en relation « avec l’histoire de l’Irlande, avec la colonisation qui a contraint au langage codé, souterrain. Il y a toujours plusieurs couches de sens dans la manière de parler, jusque dans les considérations sur le temps qu’il fait. Dire les choses directement est considéré comme déclaratif, perçu comme vaniteux et égocentrique ».

Vétérinaires. Elle était de passage à Paris au mois d’avril. Grande fille rousse aux yeux bleus, une Irlandaise née en 1968. Pas commode. Deux sourires : « Je n’avais jamais pensé que je serais écrivain. Je n’en connaissais pas. Je croyais que les livres étaient uniquement écrits pour les enfants. Je pensais que je pourrais enseigner, jusqu’à 11, 12 ans j’ai eu de très bons professeurs. Eventuellement, j’aurais pu être vétérinaire, car j’aime les chevaux. Là où vis, dans le comté de Letrim, j’en ai deux. Mais j’avais entendu dire que les hommes n’aiment pas les femmes vétérinaires. Coiffeuse, je n’avais pas la patience, et infirmière, j’avais horreur du sang. Il fallait bien faire quelque chose. » Et puis : « Chez nous, on parlait peu à table, on ne s’entendait pas bien. Un voisin passait le soir, il faisait paître sa vache dans le pré des autres, tout le monde le savait. Il était aussi fossoyeur. Il venait, il racontait des histoires sur les enterrements, le cœur battait plus vite. Lui-même finissait par avoir trop peur pour rentrer chez lui. Il disait qu’à sa mort il me léguerait sa vache, son tabouret et son seau, mais il ne m’a rien laissé. Il devait dire ça à toutes les filles, et il n’avait pas assez de bêtes. »

Il est aisé, d’après son livre, de déduire que Claire Keegan a grandi à la campagne. C’était du côté de Wexford. Si on s’enquiert de la ferme paternelle, elle rectifie : « Ma mère était meilleure agricultrice que mon père. » Les couples d’agriculteurs ont des relations difficiles, dans l’Antarctique. Extrait de la nouvelle intitulée Les hommes et les femmes : « J’ai vu d’autres pères se charger des manteaux de leurs femmes, leur tenir la porte, demander si elles voulaient quelque chose au magasin, rentrer avec des tablettes de chocolat et des poires bien mûres même quand elles avaient dit non. » Lorsque les histoires se passent en Louisiane, où Claire Keegan est allée à l’université, fuyant son pays « triste et conservateur », la femme n’est plus le prolétaire de l’homme, les Noirs prennent le relai.

« J’écris pour mieux comprendre l’effet que ça fait d’être quelqu’un d’autre. On sait tellement peu de choses sur ce qui se passe dans la tête des gens. » En cela, Claire Keegan est semblable à la plupart de ses confrères. Mais elle ajoute : « Je vais jusqu’au bout des crises que vivent mes personnages, pour voir comment ils s’en sortent. » Parfois, ils exorcisent la peur, ou le malheur, ou le passé, dans une scène paroxystique. Toute la famille se met à danser. Ou écrabouille une invasion de cafards. La sœur maltraitée se venge sur la chevelure de sa cadette. Ou bien la femme mutique tombe à bras raccourcis, en hurlant, sur le mari, et celui-ci « se sent mieux. C’est un début. C’est mieux que rien ».

Eternité. Autre exemple de chute : « Il faut regarder le pire en face pour être paré contre tout. » Pour cette raison, l’univers de Claire Keegan apparaîtra à certains lecteurs nimbé d’espoir, alors que d’autres le trouveront sombre. On peut tenir pour certain que l’auteur approuve les femmes de ses histoires lorsqu’elles font en sorte de se sentir vivantes. Elles apprennent à conduire en douce, répondent à une petite annonce, sortent de chez elles. Quitte à prendre des risques, accompagnées avec diligence par l’auteur. L’Antarctique (la première nouvelle, celle qui donne son titre au recueil) s’ouvre sur cette phrase : « Chaque fois que la femme heureuse en ménage partait, elle se demandait comment ce serait de coucher avec un autre homme. » Elle va bientôt le savoir. Une journée ou dix ans, du moment que ce n’est pas l’éternité : le temps nous appartient. »