LE MONDE DES LIVRES, Florence Noiville, vendredi 5 décembre 2014


« Lumières du malvoyant »

« Avez-vous déjà respiré le parfum d’une lettre ? D’une missive à l’ancienne – comme au XXe siècle – écrite sur du papier et reçue par la poste ? Nous ne parlons pas de sa tonalité affective ni des sentiments qu’elle exprime, mais bien des senteurs qui s’en dégagent – l’odeur des mots. Page 171 du Tabac Tresniek, le jeune héros, Franz, replie une lettre qu’il vient de recevoir de sa mère et y plonge les narines. Elle sentait les planches de ponton putrides et les roseaux secs de l’été, les petits morceaux d’écorce calcinés, le beurre clarifié en train de fondre et le tablier maternel saupoudré de farine.

Des descriptions à faire pâlir les nez d’Hermès ou de Guerlain, on en trouve à foison chez Robert Seethaler. C’est que je suis venu au monde avec un grave défaut de vision… explique, comme pour s’excuser, l’écrivain autrichien. […]

Quand j’étais enfant ; à Vienne, j’allais à l’école pour les malvoyants, se souvient Seethaler. J’ai découvert la lecture par la voix de ma mère. Le monde extérieur m’effrayait. L’imaginaire m’offrait une consolation, un refuge peuplé d’émotions et d’images en mouvement… Seethaler anticipe ma question. Là, par exemple, tandis que je vous parle, je vous distingue […]. Mais si je ferme les yeux, ne vous offusquez pas. Ce n’est pas de l’impolitesse. C’est ma manière, au contraire, de me rapprocher de vous…

Comme s’il faisait plus clair dans l’obscurité. Comme s’il était plus facile d’approcher les choses quand on ne les voit pas. C’est ce qui frappe chez Robert Seethaler : le visible n’est pas tout. Pour un peu, on conseillerait de lire ses livres dans le noir, les yeux fermés… Plus tard, l’écrivain expliquera qu’il est doué de synesthésie. C’est-à-dire qu’il associe naturellement – comme Rimbaud dans ses Voyelles – des lettres et des couleurs ou des chiffres et des sons. Depuis toujours, je suis comme ça… Cette particularité de son cerveau a-t-elle une influence sur sa manière d’écrire ? Ces images flottent, dit-il, comme elles sont sans cesse là, comme un décor, en arrière-plan. L’important pour moi, c’est de transmettre une expérience sensuelle derrière les apparences.

De l’invisible, la conversation glisse vers l’inconscient. Freud m’a toujours passionné, confie-t-il, comme médecin mais aussi comme littérateur[…]

Écrire des romans, des scénarios : désormais, Robert Seethaler ne veut plus faire que ça. On lui demande de quoi parlent ses autres livres, ceux qui n’ont pas (encore) été traduits en français. Leur point commun, dit-il, c’est qu’ils mettent en scène un outsider à qui la marginalité confère une force. Dans le premier – vous allez me sourire parce que vous y verrez, comme souvent dans les premiers romans, une dimension autobiographique, et vous n’aurez pas tort – dans le premier roman donc, mon personnage principal est une jeune fille de 16 ans avec… de très grosses lunettes. […] Un peu comme Franz dans Le Tabac Tresniek, cette fille porte un regard naïf sur le monde. Mais quand je dis naïf, attention : c’est un mot que j’entends de manière extrêmement positive. Un mot qui veut dire étonné, ouvert, frais…

Cette disponibilité bienveillante, on la retrouve chez Andreas, le héros de Ein ganzes Leben [en cours de traduction aux éditions Sabine Wespieser]. Comme tout bon petit Autrichien, j’ai eu une enfance où la montagne, la neige, le ski ont joué un grand rôle, raconte Seethaler […]. Un jour, sur une remontée mécanique, j’ai été envahi par un calme particulier. La forêt, le bruissement des sapins, le crissement de la neige : il y avait là quelque chose de magnifique et d’angoissant. C’est cet étrange alliage – une boule de silence, de beauté et d’angoisse – qui est devenu le noyau dur de mon histoire.

Selon les mots de son auteur, Ein ganzes Leben raconte la vie d’Andreas, un vieil homme vivant seul dans une vallée perdue au milieu des montagnes. […]

On a juste envie de dire à Seethaler que l’on prend un énorme plaisir à le lire, et que ce plaisir, on l’accepte sans difficulté. Plus délicat est d’analyser vraiment de quoi il est fait. Ses ingrédients. Comme on dirait bois, roseau sec, écorce calcinée, on pourrait dire authenticité, simplicité et naïveté, au sens seethalien du terme. Mais il y a plus. Un charme opaque. Une manière mystérieuse de poser sur le monde ce non-regard étonné d’écrivain malvoyant. Qui nous apprend à le relire, ce monde, juste un peu différemment. »