LE MONDE DES LIVRES, Gladys Marivat, vendredi 12 janvier 2018


« Port-au-Prince brûle-t-il ? »

« Jetés sur l’asphalte brûlant, les personnages de Douces déroutes sont saisis dans leur course haletante. À leurs trousses, Port-au-Prince, la capitale haïtienne, comme un incendie. « Ici, vivre, c’est dompter les chutes. La ville est un chaudron et il faut viser l’écume pour ne pas aller racler le fond », médite Cyprien Novilus. Un convoi ministériel a failli faire basculer sa voiture dans le fossé. Stagiaire dans un cabinet d’avocats renommé, il est promis à un bel avenir s’il apprend à se taire et à fermer les yeux sur ce que trafiquent les puissants de l’île. Ceux qui refusent de le faire sont broyés.
Ainsi du juge Berthier, le père de Brune, sa petite amie, assassiné alors qu’il s’obstinait dans une affaire qui dérange le pouvoir. Le livre s’ouvre sur une lettre adressée à son épouse : « Nommer certaines choses est devenu un délit et non le fait que ces choses existent », écrit-il. Comment supporter cela ? Faut-il fuir ce Port-au-Prince déserté par la justice et gangrené par l’argent ? Faut-il s’en accommoder ou se battre – jusqu’à la mort ? Étudiants ou artistes, petits-bourgeois ou marginaux, les personnages du cinquième roman de Yanick Lahens composent avec le mélange d’amour et de désespoir qu’ils éprouvent pour leur pays. L’écrivaine haïtienne – prix Femina pour Bain de lune (Sabine Wespieser éditeur, 2014) – capte la musique entêtante et saccadée de cette lutte intime, et la fait résonner magnifiquement à nos oreilles.

On entend d’abord la radio qui donne le pouls du pays, en diffusant la douceâtre ritournelle d’un sénateur chanteur, une antenne libre où éclatent la colère du peuple et une publicité tapageuse pour une belle voiture. Nous frappe ensuite la voix de Pierre, le beau-frère du juge Berthier, qui s’entête a démasquer les commanditaires de son assassinat. Rejeté par ses parents à cause de son homosexualité, cet homme paisible, à la santé fragile, vit isolé sur les hauteurs de Port-au-Prince, lom du bitume. « Ma ville est un corps aimé qui s’éloigne, nous sommes des amants séparés », dit-il. La semaine, il se frotte les mains en songeant au dîner qu’il servira le samedi soir aux amis de sa nièce Brune : Ézéchiel, le poète sans le sou qui prône l’action violente contre le gouvernement ; Waner, le fermier qui, « loin des politiques, trace un chemin à lui » ; Nerline, la militante féministe ; Ronny, l’universitaire américain, et Francis, un journaliste français en reportage en Haïti.

Chaque chapitre est centré autour d’un personnage. D’un coup, la narration passe de la troisième personne omnisciente à l’intimité de la première, créant un sentiment de fusion entre le pays et ceux qui l’habitent. Tous mis en échec, en « déroute », on le sait dès le titre. Ce qui occupe Yanick Lahens, c’est l’attitude avec laquelle ils étreignent la vie – la seule chose qui, au bout du compte, donne du sens à notre humaine condition.
Elle est vorace chez Cyprien, persuadé que l’argent peut effacer son enfance misérable et la couleur de sa peau, obstacles à ses grandes espérances. Elle est gracieuse chez Brune. La nuit, la jeune femme chante sur la scène du Korosòl Resto-Bar, et sa voix écorchée repousse l’horreur de la mort de son père, surprenant Francis, tout comme la « douceur suraiguë » qui émane de la foule rieuse, abreuvée de mots. L’état poétique est le « seul état de la vie qui permet de marcher pieds nus sur des kilomètres de braises et de tessons », déclame une femme sur la scène, citant le poète haïtien René Depestre.

Si la nuit est tendre dans le bar, c’est qu’elle est terrible au-dehors. Sur la route du retour, Francis tombe amoureux de Brune et une partie de leurs amis évitent de justesse des tirs à un barrage. Plus tard, Ézéchiel croise le chemin de Jojo et de son Beretta, son voisin braqueur devenu tueur à gages. À Port-au-Prince, nous dit Yanick Lahens, le désir est inséparable de la peur, la vie de la mort. Elle embrasse ces extrêmes dans son roman qui prend des allures de polar urbain quand se dessinent peu à peu les contours du trafic sur lequel le juge Berthier enquêtait.
L’écrivaine part souvent de la matière pour écrire sur son pays. Si l’ample Bain de lune, situé dans la campagne haïtienne, creusait la terre, Douces déroutes, dans la même lignée que La Couleur de l’aube (2008), met les personnages à l’épreuve de « cet asphalte fertile » et mortifère. La ville exacerbe les sens et les sentiments contraires que Yanick Lahens démêle de sa plume ardente. »