LE MONDE DES LIVRES, Tiphaine Samoyault, vendredi 5 janvier 2024


Mythologie individuelle

En 1986, Christian Boltanski accrochait son installation Monument : leçon de ténèbres dans la chapelle Saint-Louis de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Première de ses œuvres à inclure de la ­lumière, celle-ci présentait les photos de collégiens prises en 1973 au collège des Lentilières, à Dijon, traces tremblantes d’un présent qui n’était déjà plus. Christian Boltanski (1944-2021) disait qu’elle représentait un tournant dans son œuvre, celui du consentement au tragique. C’est dans cette chapelle que François Jonas, le narrateur de De plomb et d’or, de François Jonquet, le rencontre pour la première fois, encore adolescent, alors que son père est en train de mourir dans le même hôpital, bâtiment Babinski, réservé aux accidents cardiovasculaires. Babinski, Boltanski : il n’en faut pas plus, dans un moment où l’on s’accroche à tous les signes, pour faire de cette ritournelle un destin. Quelques années plus tard, Jonas rejoint l’atelier de l’artiste aux Beaux-Arts de Paris, devient son élève, reçoit les conseils d’Annette Messager, qui enseigne dans l’atelier voisin, accepte de redevenir un fils.

De plomb et d’or suit la carrière fulgurante de son narrateur, qui délaisse progressivement l’exigence de ses professeurs pour s’adapter au spectacle de l’art mondialisé. Il se fait un nom et une ­fortune en reproduisant en cire les figures des tableaux célèbres – La Joconde, La Jeune Fille à la perle, les autoportraits de Rembrandt… Les galeristes et les collectionneurs se l’arrachent. Il côtoie Jeff Koons, Damien Hirst, Wim Delvoye et Urs Fischer. Il est drogué tout le temps. La peinture précise de ce monde peuplé de personnages dont il importe peu de savoir s’ils sont réels ou fictionnels, tant la frontière a été effacée, est vivante, souvent désopilante. Mais elle resterait une satire un peu facile d’un milieu qui brille plus par son clinquant que par ses qualités intellectuelles et morales si le roman ne se donnait un tout autre objectif. Le propos est en effet de réfléchir aux traces d’un enseignement, à ce qui se dépose dans un être de l’aura d’un maître, de l’effet puissant d’une œuvre sur un élève qui l’admire. Si le déni est une manière pour le narrateur de s’en tirer, vient le moment où il lui faut lever le voile. Alors, il rencontre de nouveau des ombres et les fragiles lumières de son passé.

Ce faisant, dans un livre où personnage et auteur parfois se confondent, un très beau portrait en pointillé de Christian Boltanski est formé. François Jonquet est critique d’art et il a déjà publié des livres sur des artistes, notamment sur Gilbert & Georges (Denoël, 2004). Il a surtout mis son écriture au service d’un genre qui lui est propre, celui du portrait ­intime de personnes qu’il a côtoyées et dont il peut évoquer à la fois les histoires et les liens qu’il a tissés avec elles. Il l’a fait avec Jenny Bel’Air, « physio » transgenre du Palace, entre 1978 et 1984 (Jenny Bel’Air, une créature, Pauvert, 2001) ; avec l’acteur Daniel Emilfork (Daniel, Sabine Wespieser, 2008) ; avec l’actrice Valérie Lang (Je veux brûler tout mon temps, Seuil, 2018).

Un Boltanski qui ressemble à son œuvre
Cette fois-ci, il conserve le schéma du récit d’enquête documentaire, mais en l’inscrivant dans une fiction, ce qui ­contribue au miroitement du portrait. Il contredit en partie le souci cumulatif de l’artiste, qui avait émis le désir de se ­conserver tout entier, de garder une trace de tous les instants d’une vie et qui avait vendu son quotidien en viager au collectionneur David Walsh – trois caméras placées dans son atelier ont enregistré toutes ses activités de 2009 au samedi 17 juillet 2021, où elles ont été éteintes, trois jours après la mort de Boltanski. Des milliers de DVD conservent cette mémoire au MONA (Museum of Old and New Art), fondé par Walsh à Hobart, en Tasmanie. François Jonquet, lui, donne plutôt à voir un Boltanski qui ressemble à son œuvre, tenant moins de l’inventaire que de la mythologie individuelle, employant plusieurs matériaux à la fois, entre absence et présence.
De plomb et d’or reconstitue ainsi des instants de vie avec des objets qui ne lui appartiennent pas. Il s’appuie sur des conversations avec Christian Boltanski, qui a accompagné le projet du livre, sur des archives, sur des entretiens avec d’anciens élèves – précieux pour faire vivre un enseignement sans traces concrètes, dont la recommandation principale est d’attendre et d’espérer. Inventer le personnage de l’étudiant en art permet, dans les meilleurs moments du livre, d’entrer dans le temps de la création, quand surgit l’idée, quand elle s’accomplit en œuvre. Ce narrateur peut ainsi accompagner ­l’artiste à Bologne (Italie) lorsque l’association des familles des victimes de la ­catastrophe d’Ustica (un avion de ligne abattu par un missile au large de Palerme, en 1980) lui demande une installation pour le Musée-mémorial. Il tourne avec lui autour des éléments du DC-9 reconstitué et des objets personnels des victimes de la tragédie, il comprend ses doutes ; puis il entend, avec Boltanski, monter les voix spectrales de chaque vie perdue, leurs âmes flottantes. Il voit l’artiste faire fabriquer quatre-vingt-un miroirs de plastique noir, derrière lesquels on entend les voix dites, murmurées. Du plafond, soudain, tombent quatre-vingt-une ampoules qui s’éteignent lentement, toutes ensemble.