LE MONDE DES LIVRES, Zoé Courtois, vendredi 29 mars 2019


« Retrouver le grain de Gerda Taro » et « Une vision si singulière »

« Serge Mestre aime les personnages qui n’ont pas froid aux yeux. Fils de combattants républicains et réfugiés politiques, il a fait des héros suppliciés de la guerre d’Espagne (1936-1939) le cœur de ses derniers romans. […]

Or voilà, Serge Mestre aime écrire à partir de photographies. S’abîmant dans la contemplation du papier glacé, il y trouve matière à « donner chair, donner corps, donner littérature » aux fantômes du passé auxquels s’attachent les travaux des historiens ou des biographes. […]

Mais c’est une autre image, celle d’un couple, qui attire l’attention du romancier. Yeux mi-clos dans le soleil poudré d’un après-midi parisien, Gerda Taro se dérobe nonchalamment au regard amoureux de Capa, comme à l’objectif de leur ami Fred Stein (1909-1967), qui les photographie. Serge Mestre est tout de suite captivé par cette femme farouchement libre, follement romanesque, qui, « dans son féminisme, aimait plus d’un homme à la fois », cette femme qui, surtout, eut l’intelligence de « comprendre avant tout le monde ce qui se jouait véritablement dans la guerre civile espagnole » : un prélude à la seconde guerre mondiale. […]

Cette lucidité dont fait preuve Gerda Taro n’étonne pas Serge Mestre. Comme il l’explique au Monde des livres, elle « portait en elle un symbole ». […]

En refaisant le chemin de Gerda Taro, « en allant où elle a vécu, en visitant les lieux qu’elle fréquentait », Serge Mestre se fixe un but. Voir – ou « regarder, ce mot si riche, très polysémique, qui fournit son titre au roman » – tout ce que la photographe a vu. Et plus encore : « Imaginer ce qu’elle a voulu voir. » C’est là, pour lui, que s’arrête l’histoire et commence la littérature. »

« […] C’est ce regard perspicace et moderne que Gerda Taro plaçait sur toute chose qui, plus que le récit des épisodes de la vie de celle-ci, fait l’objet et l’intérêt de Regarder, roman biographique. Dans ses meilleures pages, l’écriture même de Serge Mestre est comme imprégnée de la vision si singulière qu’a son personnage de l’art de la photographie – tout le contraire d’un arrêt sur image, une « intuition qui construit, habille, éparpille, offre, reprend, un regard qui invente, s’égare, se pose, circule ».

Surgissent alors, dans les remous d’amples phrases, une agitation de textures, de parfums, de frissons et d’éclats de rire ou d’obus qu’on est d’abord bien de rassembler en quelque chose de signifiant. Un brouhaha de sensations parmi lequel il s’agit de patiemment frayer – jusqu’à trouver, arrimé au point final, le plan d’ensemble enfin recomposé. »