LE TEMPS, André Clavel, samedi 24 septembre 2016


« Une Bovary irlandaise dans les filets d’un criminel de guerre »

« Edna O’Brien se met à l’écoute des convulsions balkaniques et observe leurs conséquences jusque dans son Irlande natale.

Des petites chaises rouges, il y en a exactement 11 541. Elles ont été installées en avril 2012 à Sarajevo, à la mémoire des victimes du siège de cette ville, et elles ont inspiré à Edna O’Brien – la grande dame des lettres irlandaises – un roman magnifique. Lequel se situe pourtant bien loin de la capitale bosniaque puisque nous sommes dans un « trou perdu » d’Irlande, Cloonoila, près de Galway, où débarque un matin un inconnu vêtu d’un long manteau noir. […]

Au fil des jours, les villageois en sauront un peu plus sur leur bienfaiteur. Qui agite son pendule de cristal comme un graal miraculeux. Qui dit venir du Monténégro. Qui prétend être né à Alexandrie et avoir longtemps vécu dans les pays Baltes. Qui cite Ovide ou les poètes latins à la moindre occasion. Qui clame haut et fort que l’homme moderne a perdu son âme, et qu’il a besoin d’un nouveau messie. Qui, le dimanche, s’occupe des jeunes sur le terrain de foot avant de les entraîner dans les bois, sur les traces des druides […].

C’est alors sur l’une des femmes de Cloonoila, Fidelma, que la romancière pose son regard, d’une tendresse poignante. Mariée à un homme bien plus âgé qu’elle, frustrée de n’avoir jamais eu d’enfant, contrainte de vendre sa modeste boutique à cause de la crise, elle rêve d’une autre vie, telle une Bovary irlandaise. Aussi ne tardera-t-elle pas à se laisser séduire par Vladimir […], dont elle tombera enceinte avant que tout bascule. Car, au comble de l’effroi, Fidelma va bientôt découvrir – comme tous les autres habitants – que le prétendu guérisseur se cache sous une fausse identité. Et qu’il est un monstre, celui que l’on surnomme « la bête de Bosnie », l’homme le plus recherché d’Europe, dont la tête a été mise à prix. […]

Librement inspirées de la figure de Radovan Karadzić – qui a passé douze années de cavale en exerçant la médecine alternative avant d’être arrêté en juillet 2008 –, ces Petites Chaises rouges racontent aussi comment Fidelma s’escrimera à survivre […].

Portrait de l’Irlande profonde, évocation du chaos qui a secoué l’Europe centrale à la fin des années 1990, ce roman mêle l’innocence et l’horreur pour dépeindre la guerre sous un double visage. Celle des Balkans mais, aussi, celle que doit livrer une femme égarée dans son amour, prise dans l’étau de la culpabilité, du dégoût de soi et de l’humiliation. Une femme qui a côtoyé le Mal jusque dans sa chair et qui finira par l’affronter dans les dernières pages. Une femme outragée mais jamais vaincue. Comme toutes celles que met en scène Edna O’Brien depuis son premier roman, Filles de la campagne, publié il y a plus de cinquante ans. »