LE TEMPS, Arnaud Robert, Port-au-Prince, samedi 1er juin 2013


« Yanick Lahens, romancière de l’intime dans le chantier haïtien »

« Elle n’a pas le cœur à écrire le grand roman des Amériques. Elle ajuste de courtes phrases, qu’elle élague encore, de peur d’expliquer trop, de diriger le regard ; elle fomente une histoire infime qu’elle a méditée longtemps, celle d’une rencontre entre un quinquagénaire et une femme qui a vingt ans de moins. Dès les premiers escaliers, ils savent qu’ils vont s’aimer. Yanick Lahens raconte son roman, Guillaume et Nathalie, dans un bar de Pétion-Ville, sur les hauteurs de Port-au-Prince. Elle a l’âge de son héros, elle est d’une intimidante beauté, plus amérindienne que créole. Elle ne traite ni des plus misérables de la société haïtienne, ni des paysans, selon une tradition qui a défini la fiction caraïbe. Elle part de son monde. Celui qu’on appelle ici la petite bourgeoisie, celui qu’elle définit comme la classe moyenne. C’est-à-dire la minuscule portion silencieuse d’une société qu’on réduit en général à ses extrêmes. […]
Dans Guillaume et Nathalie, la romancière ne se contente pas de raconter les premiers regards, l’appétit des corps, les dénégations, toute cette tension qui se résout en une sensualité doucement décevante. […] Elle interroge aussi des lignes de force, des fragmentations, qui ne relèvent pas seulement de la réalité haïtienne, mais d’aujourd’hui et de partout. […]
C’est un roman à l’eau-de-ronce. Le corps-à-corps, ici, est un exil intérieur. La rencontre improbable : une fuite éperdue. Guillaume et Nathalie appartiennent à ces 15% de diplômés haïtiens qui n’ont pas renoncé à leur île. Yanick Lahens montre le fossé qui les sépare, mais plus encore ce qui, face aux Blancs, face aux plus pauvres, face au tumulte d’un pays qui ne semble laisser aucune place au moyen terme, les soude. J’ai connu un temps où la couche moyenne pouvait trouver des débouchés nationaux. Nous avions des médecins, des avocats, des ingénieurs. La dictature de Duvalier a chassé nos professionnels. Ceux qui sont restés se sont appauvris. J’ai connu en direct cette dégradation qui a fait des gens éduqués des incongruités dans le pays. Avant de publier ce roman, Yanick Lahens avait écrit Failles, le poème intranquille d’une terre qui a tremblé. Elle n’y donnait pas de conseil. Pas de solution. Dans Guillaume et Nathalie, elle invente cet espace duel, celui de la passion, offert comme un ultime recours. […]
Yanick Lahens, dans son beau roman La Couleur de l’aube, déjà, ne pensait pas son univers comme un espace déshumanisé où les choses sérieuses sont forcément violentes. Elle est comme Kettly Mars, comme Marvin Victor qui est peut-être l’écrivain le plus féminin de son pays : un auteur pour lequel l’intimité est l’autre grand chantier de la reconstruction. »