LES INROCKUPTIBLES, Jean-Marie Durand, mardi 16 janvier 2024


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L’art a une dette à l’égard de la littérature lorsque celle-ci capte l’effet vertigineux qu’une œuvre plastique produit parfois chez celui ou celle qui regarde. Deux textes d’écrivains, publiés en cette rentrée – Bleu Bacon de Yannick Haenel (Stock) et De plomb et d’or de François Jonquet (Sabine Wespieser) – réussissent chacun à leur manière à dire combien la proximité sensible avec un·e artiste peut transformer un regard, voire une vie entière. Francis Bacon, pour Haenel, Christian Boltanski, pour Jonquet, ont joué ce rôle de complice existentiel, auprès duquel le regard se construit, grâce auquel la vie se densifie, sans lequel le monde se vide.

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À l’œuvre de Christian Boltanski, l’écrivain François Jonquet doit, lui aussi, le fait d’avoir appris à mieux vivre, à mieux comprendre ce qu’on peut attendre de l’art lui-même. Ami proche de l’artiste, disparu en 2021, le romancier se livre à travers le récit fictif de son personnage, François Jonas, élève aux Beaux-Arts du plasticien, à une évocation émouvante de son travail, et surtout de sa présence passée auprès de lui, de ses mots, de ses pensées impromptues, animées par une certaine sagesse. “Ce que j’aimerais, c’est que mes élèves aient l’impression d’avoir rencontré quelqu’un, en disant c’est un imbécile mais j’ai vraiment rencontré quelqu’un, et aussi qu’ils acceptent ce qu’ils sont”, confie Boltanski à François dans le livre. “Parce qu’il n’y a qu’une seule chose à faire en art, c’est attendre et espérer.

Le roman, par-delà une légère satire du marché de l’art contemporain, restitue la générosité du plasticien, qui décidait dès l’âge de 24 ans de “mettre sa vie en boîte”, de garder une trace de tous les instants de sa vie, “de tous les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous”. Jonquet fait aussi place à sa compagne Annette Messager, qui lui confie cette si belle pensée : “Tu sais, être artiste, c’est dans un même mouvement guérir ses blessures et les rouvrir.” Consignant ces échanges féconds avec Boltanski et Messager durant des années, Jonquet donne plus qu’à voir des œuvres d’art ; il les enveloppe et les magnifie par l’évocation d’une méthode artistique intuitive, et surtout d’un certain art de la transmission (“si quelqu’un te dit t’es con t’es laid mais ton travail est bien, embrasse-le”, disait Boltanski !). Avec le Bacon de Haenel, le Boltanski-Messager de Jonquet partage la volonté déchirante de saluer ce que les plasticien·nes nous font, quand on les écoute, quand on les contemple dans la nuit, entre le bleu et l’or, le silence et le plomb.