L’EXPRESS, Marianne Payot, jeudi 21 septembre 2023


Robert Seethaler, immense bistrotier autrichien
Avec son formidable Café sans nom, le comédien, auteur du Tabac Tresniek et d’Une vie entière, enchante le lecteur avec son petit monde viennois des années 1960-1970.

Il a beau être publié dans 40 pays, en vrai sauvage, Robert Seethaler ne se rend jamais à l’étranger. Seule, ou presque, exception, Paris, en fidélité à son éditrice, Sabine Wespieser (qui le publie en France depuis 2014 et Le Tabac Tresniek), pour la beauté de la capitale et pour la proximité avec Berlin, sa ville d’adoption. « Je déteste voyager, mais j’ai mauvaise conscience, nous confie l’Autrichien, car derrière chaque éditeur, derrière chaque jury, il y a des hommes et des femmes qui ont lu et apprécié mes livres. »

En fait, l’immense Robert Seethaler (haut de près de deux mètres) n’est pas à un paradoxe près. Comédien apprécié (notamment dans son rôle de Luca Moroder, au côté de Rachel Weisz, dans le film Youth de Paolo Sorrentino), il déteste être en ligne de mire : « c’est une question de pudeur, quand je joue, j’ai toujours honte, je me sens nu, comme si je laissais le regard des autres traverser mon âme ». Best-seller absolu (Le Tabac Tresniek s’est vendu à 1 million d’exemplaires et Une vie entière, son 6e roman, à 1,5 million), il fuit les mondanités et les salons, mais, encore une exception française, il s’est rendu au Livre sur la place, à Nancy, du 8 au 10 septembre.

Un monument d’humanité que l’on ne voudrait jamais quitter
Toujours, le succès le rattrape. Ainsi de ce Café sans nom [trad. de l’allemand (Autriche) par Elisabeth Landes et Herbert Wolf, 248 p., 23 €], sorti en langue allemande en mars et qui a déjà engrangé 200 000 exemplaires. « Il n’y a rien de spectaculaire, on n’y raconte pas le casse du siècle, mais ce récit touche », signale-t-il, presque gêné. Rien de « sensationnel » en effet dans cette radioscopie d’un café dans la Vienne de 1966 (l’année de sa naissance) à 1976, mais des centaines de détails, de descriptions, d’odeurs, de tableaux, d’instants amoureux ou amicaux vécus par sa myriade de personnages attachants composant le « petit peuple » du marché des Carmélites, qui font de ce roman un monument d’humanité que l’on ne voudrait jamais quitter.

Pour comprendre Robert Seethaler, le scénariste, passé par le Volkstheater et devenu écrivain en 2006, à l’âge de 40 ans, il faut en revenir aux origines. Modestes, par sa famille – son grand-père était tourneur et sculpteur sur bois, son père a travaillé comme goudronneur puis au service du gaz, sa mère a fait la plonge toute sa vie –, et marquées par une déficience visuelle assez importante pour qu’il fasse ses premières classes dans une école pour malvoyants. « Cela a été un facteur déterminant, explique-t-il. Je dois fermer les yeux pour trouver un mot, voire pour penser, mais, paradoxalement, je suis quelqu’un de tout à fait visuel, je suis traversé par moult images qui défilent comme au cinéma et auxquelles je donne corps par l’écriture. »

« Il me suffit de fouler le pavé viennois pour que les souvenirs refluent »
Parmi ces images, il y a cette Vienne de la fin des années 1960, une époque charnière de la capitale autrichienne, hier détruite et en passe de faire peau neuve. Pour retranscrire avec une belle justesse l’ambiance du quartier de Leopoldstadt, à quelques encablures de la Grande Roue du Prater, l’auteur n’a pas eu besoin de documentation. « Ce sont mes racines, ces odeurs je les connais et je partage les valeurs de ce milieu ouvrier où une poignée de main vaut plus qu’un contrat et où l’on se regarde dans les yeux quand on se parle. Mes premiers souvenirs remontent à 1970-1971, ce sont des souvenirs archaïques, comme des fulgurances, des illuminations, qui refluent ; pour cela, il me suffit de fouler le pavé viennois. »

Dans son viseur, Robert Simon, 31 ans, orphelin de guerre, homme à tout faire sur le marché des Carmélites et, très vite, gérant valeureux et généreux d’un vieux café fréquenté bientôt par une pléiade d’habitués. Auprès de lui, la dévouée et gironde Mila, ex-couturière au chômage, dure à la tâche. Solitaires, retraités, ouvriers, commerçants, poivrots, joueurs de cartes, infirmes, chasseuse d’hommes, catcheur… ils défilent tous sous la plume empathique de l’auteur, bien décidé à lutter contre les mesquineries de tout ordre et à donner à son petit monde, derrière une apparente simplicité et naïveté de « classe », les aspirations et les sentiments les plus dignes. On chemine avec eux, dix ans durant, jusqu’à ce que le café ferme, à notre grand désespoir. Au même moment, le 1er août 1976, s’effondre le pont Reichsbrücke. Pas de panique, « un nouveau monde se met en marche », conclut pour sa part, en philosophe positif, Robert Seethaler.