L’EXPRESS, François Busnel, mercredi 7 janvier 2015


« À bras les corps »

« À première vue, Amours, le quatrième livre de Léonor de Récondo, ressemble à l’un de ces romans bourgeois d’une autre époque que l’on débusque parfois dans les greniers des maisons de campagne. À première vue seulement. Car, derrière cette histoire d’amour entre deux femmes, se tient une charge terrible et juste contre une idéologie qui fit des ravages il y a cent ans et pourrait bien revenir à la mode : la haine du corps.

Une maison cossue du Cher, en 1908. Un jeune couple, ses serviteurs. Lui, Anselme de Boisvaillant, est notaire, notable. Elle, Victoire, mariée depuis cinq ans, s’ennuie. Madame Bovary transposée au centre de la France ? Oui, et Victoire, cette nouvelle Emma, s’arrête, médusée, sur ce passage du chef-d’œuvre de Flaubert : Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres. La comparaison s’arrête là et Léonor de Récondo entraîne ses personnages dans une autre danse, follement romanesque et romantique. Anselme satisfait ses pulsions sexuelles en violant Céleste, la jeune bonne, comme cela se pratiquait sans gêne à l’époque. Victoire, elle, s’éprend peu à peu de cette bien nommée Céleste (lointaine cousine de la Félicité d’Un cœur simple, du même Flaubert). Face à la violence des hommes, Victoire et Céleste font peu à peu l’apprentissage de ce que les conventions sociales tiennent à distance : le corps, interdit de plaisir, martyrisé dans des corsets, théorisé par l’Église pour n’être que le réceptacle d’une vie à venir. Des deux côtés, les certitudes s’étiolent, chancellent. […] Léonor de Récondo réussit parfaitement à capturer cette tension qui anime les êtres capables de vivre aux lisières des grandes folies. Elle parvient à dire la force d’une jeune fille humiliée, aimée, broyée, qui portera seule une histoire d’amour impossible. Seule et à bras-le-corps. »