L’HUMANITÉ et WWW.HUMANITE.FR, Alain Nicolas, jeudi 12 avril 2018


« Tous les naufrages ont un nom »

« Ancien de Diên Biên Phù, Alexandre revient à Hanoï, pour retrouver son seul amour. Entre prose et poésie, un roman sur une étrange quête, au-delà de la guerre.
“Il est dix-huit heures. Nous avons perdu la bataille, la guerre et l’honneur. ” Celui qui parle a vécu cinquante-sept jours de siège, avant de se rendre, comme l’avait prédit le général Giap : “Le tigre tapi dans la jungle harcèlera l’éléphant figé qui peu à peu se videra de son sang.” Des témoignages d’anciens de Diên Biên Phù, il en existe des centaines. Le livre de Marc Alexandre Oho Bambe est tout autre chose. Une fiction qui ne porte pas tant sur les combats que sur l’ombre portée de cette guerre, hier et aujourd’hui. L’auteur part sur les traces d’un personnage, Alexandre, soldat français du corps expéditionnaire qui, d’emblée, déclare “ce n’était pas ma guerre”. Il s’est engagé, victime de la propagande du ministère sur la “mission civilisatrice” de la France. Peut-être aussi pour fuir une femme qui ne lui est rien, liée à lui par un mariage arrangé. Partir loin du conformisme religieux familial. “Fuir Dieu”, avec les idées de voyage et d’aventure qu’on a dans la tête à 20 ans.
Alexandre connaîtra l’enfer dans la cuvette de Diên Biên Phù, “un beau nom pour un naufrage”. La défaite prend la forme d’une litanie de prénoms féminins, Huguette, Éliane, Anne-Marie… noms des points d’appui qui tombent les uns après les autres. Le roman ne s’attarde pas sur la bataille, sinon pour évoquer les amis morts, l’esprit de sacrifice des combattants des deux bords, tombant pour “l’honneur”, ou alors en criant “Doc Lap ! Indépendance !”. Alexandre devra la vie à un de ses compagnons, Diop, qui le sauvera.
Ce qui le tient en vie, plus encore que la fraternité de Diop, c’est l’amour de Maï Lan, qu’il a rencontrée à Hanoï. C’est avec le chimérique espoir de la retrouver qu’il revient, vingt ans après, dans un Vietnam nouveau. Quoi qu’il arrive, il a dit adieu à la France, à sa femme et ses enfants. Les années écoulées depuis sont des années d’exil dans son propre pays. Que va-t-il trouver dans sa terre d’élection, nourrie de ses rêves et de ses souvenirs ?
Ainsi racontée, l’histoire d’Alexandre et de Maï Lan fait terriblement roman-photo. Mais ce n’est pas ainsi que nous la lisons. L’auteur, poète et slameur, distille les éléments du récit, trame narrative où le poème, écrit pour l’absente, est toujours là. L’émotion, échappant à la convention, atteint ainsi une simplicité d’évidence. Les poètes de la négritude qu’évoque Diop, les vers d’Aragon cités par le narrateur, qui se compare au Majnùn, le héros du Fou d’Elsa, ancrent le roman dans le patrimoine littéraire de langue française. Tout comme le nom du personnage, Alexandre, pseudo de résistance de René Char. L’auteur lui-même se fait ainsi appeler Marc Alexandre Oho Bambe, on comprend pourquoi. Diên Biên Phù, nom de naufrage, devient alors le titre d’un roman étrange, celui d’une quête déraisonnable, où l’on ne trouve rien d’autre que la littérature. »