LIBÉRATION, Frédérique Roussel, samedi 5 février 2022


Dans Bleu nuit, un homme fuit le monde, puis devient SDF pour échapper à ses souvenirs.

Comment ensevelir son passé pour plus qu’il ne bouge ? Redevenir une page blanche, un corps sans les douleurs psychiques inoculées par la vie. Le narrateur de Bleu nuit vit retranché dans un appartement dans le XXe à Paris depuis très longtemps. « L’espace et le temps s’évanouissent quand on vit seul dans un espace clos. Je sais seulement que les années ont défilé. Plusieurs printemps et plusieurs automnes. » Devant sa fenêtre, il a vu le marronnier se transformer au rythme des saisons, horloge naturelle ininterrompue. Ermite urbain, l’homme a continué à rédiger des articles avec une dextérité de brodeur avant que son journal ne se rende compte de la supercherie et le licencie. Coupé de tout lien social, dans un silence total, hormis sa propre voix lisant des livres, il a mis à distance les ombres et les blessures, y compris la musique : « La musique, c’est peut-être bien ce qu’il y a de pire, ce qu’il y a de plus puissant pour contrer le sort et réveiller les morts. ça vient faire remonter des orteils jusqu’au haut du crâne tout ce qu’il y a de dates enterrées, tout ce qu’il y a d’odeurs, tout ce qu’il y a de fantômes, de couleurs et de frissons. » Un roman peut-il tenir dans une prison ou une tour d’ivoire, sans que jamais un son, un autre visage, un événement ne vienne en perturber l’implacable monotonie, ou que ne remonte un écheveau d’histoire ?

Le téléphone sonne. « Allo. » Une voix annonce la mort de la femme qu’il a aimée. Enterrement au Père-Lachaise le 20 mars. Les souvenirs se précipitent. Chopin résonne, puis Nina Simone. Les flaques de moments annihilés si longtemps remontent, un séjour au bord de la Manche. « Je restais assis-là et c’était comme si ma tête avait été remplie depuis des années d’un liquide saumâtre qui ruisselait petit à petit à présent le long de mes joues. Toute l’eau de la mer de Cabourg sortait par mes yeux. C’est ma tête qui s’est vidée en premier, puis le reste a suivi. » Le 21 mars 2013, il quitte l’appartement avec quelques affaires dans un sac à dos, et dans la première bouche d’égout, balance ses clefs. Le roman bascule avec. L’aventure commence, d’abord celle des retrouvailles avec le bon côté de la vie, les odeurs (le pain chaud), les passants, les cris, les bruits, la beauté des parcs. Le premier jour d’errance à l’extérieur du reclus se lit et se respire dans l’euphorie.

Lui qui s’était isolé pour préserver sa sensibilité, s’expose désormais pour ne pas sombrer. Le personnage de Dima Abdallah, dans ses nouveaux habits de SDF, à tourner joyeusement dans les rues autour du Père-Lachaise, devient solaire. « Chaque matin, je triomphe de la nuit. Je gagne la partie contre mes fantômes. » Il a ses habitudes, ses rendez-vous avec des silhouettes de femmes fragiles et cabossées qu’il se contente d’observer avec bienveillance. Il note des phrases sur elles dans un carnet, comme un écrivain. Dans son deuxième roman après Mauvaises herbes, Dima Abdallah creuse d’une autre manière la question des origines et celle de l’identité. « Je suis le funambule tendu au-dessus des abysses de la mémoire. »