PARIS MATCH, Valentine Delétoille, jeudi 29 septembre 2022


Un silence terrifiant. 
La journaliste suisse se glisse dans la peau d’une jeune fille, témoin impuissant des abus de son père.

Sa préférée, c’est Emma, l’aînée de ses deux filles. C’est celle qu’il préfère violer quand, à son habitude, lui prennent des élans de colère inexplicables. Claire, la mère, encaisse du mieux qu’elle peut. Emma plaque les mains sur ses oreilles pour s’échapper. Jeanne, la benjamine, finit par fuir la maison pour tenter de s’en sortir. Elle tombe amoureuse, son cœur bat pour autre chose que la peur, mais elle a du mal avec le bonheur ou le plaisir. Ils se cognent contre son père toxique qui lui a pollué sa personnalité. Alors, quand une amie s’exclame : « C’est la vie, le sexe ! », elle répond en son fort intérieur : « moi je suis née morte. »

Sarah Jollien-Fardel est hantée par la mort. « J’y pense tous les jours », confie-t-elle. Une question d’éducation catholique, de suicides familiaux. C’est une obsession parmi d’autres, que l’on retrouve dans son premier roman. Il est violent, bien sûr, mais les scènes les plus brutales se construisent dans nos têtes bien davantage que dans les mots de l’auteure. Pourtant, l’histoire de Jeanne n’est pas la sienne. Sarah Jollien-Fardel se défend d’avoir jamais subi des sévices de ce genre. C’est un patchwork d’images construites à partir des histoires des femmes battues auprès desquelles elle est bénévole depuis plus de trois ans. De celle du frère du voisin de son grand-père : « Il a violé toutes ses filles, ses fils ont violé toutes leurs sœurs. Tout le monde regardait, tout le monde savait tout », raconte-t-elle. C’est enfin le reflet d’une ambiance, d’une époque. « Un village reculé avant les années 1970 quand on était une femme, comment vous dire… On ne pouvait pas beaucoup parler ! » élude la journaliste.

Même si elle n’aime pas ce terme, c’est une sorte de roman social qu’elle dessine en fond. Au-delà de la terrible histoire intrafamiliale, ce qui l’intéresse, c’est la tentative d’émancipation d’une jeune femme. Sa préférée raconte la banalisation de la violence, le silence aussi, alors que l’on entre aujourd’hui dans une ère de libération de la parole « très loin d’être terminée », observe celle auprès de qui les témoignages de lecteurs affluent lors des dédicaces. De tous les âges, de tous les genres. Même cet homme venu avec son épouse, à qui il a enfin osé raconter son histoire après cinquante-deux ans de mariage. Même cette femme qu’elle a rencontrée et qui lui a glissé d’un souffle son secret paternel : « Vous savez, c’était moi sa préférée. »